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Festivals

Cannes 2019 – blogue n°5

par Bruno Dequen

Jacques, je ne me peux m’empêcher de partager ta déception face à A Hidden Life, le nouveau Terrence Malick. Après quelques films contemporains témoignant d’une démarche toujours plus éloignée de la narration traditionnelle, les attentes ne pouvaient être plus élevées pour ce retour du cinéaste dans un passé lourd de conséquences historiques. Effectivement porté par un sujet d’une pertinence toute actuelle (la responsabilité individuelle face aux horreurs du monde lors de la Seconde Guerre Mondiale), A Hidden Life s’ouvre sur un long prologue bucolique qui, s’il comporte bien évidemment tous les tics du cinéaste (musique lyrique, caméra en mouvement constant capturant des fragments de vie), rappelle la force esthétique du cinéma de Malick pour ceux qui y sont encore sensibles. Malheureusement, le systématisme d’une mise en scène qui ne fonctionne désormais plus que sur quelques éléments répétés ad nauseam (combien de plans identiques d’un champ ou d’un couloir de prison peut-on inclure dans un même film) finit par épuiser rapidement au lieu d’enrichir une prémisse qui, par ses implications politiques et morales, aurait bénéficié d’un regard qui ne soit pas exclusivement lié à la croyance – dans l’amour et une forme de transcendance.

Après cette déception face à l’ambition malickienne, une petite escapade dans le domaine du cinéma de genre est le remède idéal. On ne pourrait pas imaginer deux films plus opposés au sein de la compétition officielle que A Hidden Life et Les siffleurs de Corneliu Porumboiu. Comédie policière aux accents de film noir, le nouveau film du cinéaste roumain est un sympathique récit de trahisons à répétition entre un policier corrompu, sa patronne et un groupe de criminels. Tout ça pour mettre la main sur un magot, bien évidemment. Ouvertement en mode ludique, Porumboiu se fait plaisir en ouvrant son film sur The Passenger d’Iggy Pop, en mettant en scène une femme fatale comme on n’en voit presque plus, et en développant un système absurde de communications entre les criminels fondé sur un langage sifflé. Évacuant toute la satire sociopolitique qui faisait le sel de son cinéma, Les siffleurs ressemble à un agréable film de vacances. S’il permet de se reposer en milieu de festival, on se demande par contre comment une telle œuvre volontairement mineure a bien pu se retrouver en compétition officielle. Non seulement une telle sélection donne davantage de munitions à ceux qui regrettent le clientélisme manifeste dont fait preuve la sélection, mais elle rappelle encore une fois que le comité de programmation de la compétition est incapable de mettre de l’avant le meilleur du cinéma de genre.

Un problème que ne connaît pas la Quinzaine des réalisateurs cette année. Après son ouverture sur fond de Daim de Quentin Dupieux, que j’ai fini par voir avec plaisir en rattrapage, la Quinzaine a frappé fort avec la présentation de The Lighthouse de Robert Eggers, le très attendu second film du cinéaste révélé par The Witch. Mais revenons brièvement sur Le Daim pour commencer. À l’image de Rubber, cette dernière offrande du trublion français n’est fondée que sur un seul concept épuisé jusqu’à son absurde limite. Cette fois-ci, il s’agit de l’odyssée meurtrière de Georges (Jean Dujardin), un homme récemment séparé et sans emploi qui n’a qu’une obsession dans la vie : posséder un blouson en daim qui puisse lui donner « un style de malade ». Devenu malgré lui apprenti cinéaste en plein cœur d’un village montagnard isolé, nous n’aurons pas à attendre longtemps avant qu’il ne commence à dialoguer avec son blouson, ce dernier exprimant le désir d’être le seul blouson au monde. Les amateurs de Dupieux peuvent aisément imaginer la suite. Toujours porté par cette angoisse existentielle qui sous-tend tous les films de Dupieux, Le Daim est une proposition jubilatoire mais moins ambitieuse que Réalité et Au poste! Et si Dujardin prend un plaisir manifeste et communicatif à s’habiller en vêtements de daim, on ne peut s’empêcher d’imaginer un meilleur film avec Nicolas Cage dans le rôle principal.

Impossible au contraire d’imaginer deux autres acteurs que Willem Dafoe et Robert Pattinson pour interpréter les gardiens de phare de The Lighthouse. Ils sont tous deux exceptionnels dans ce suspense horrifique et psychologique qui rappelle tout autant Melville (le romancier, pas le cinéaste) que Lovecraft et Polanski. Tourné en 4:3 dans un noir et blanc d’une beauté sidérante, porté par un environnement sonore qui redéfinit le concept même d’oppression, et totalement habité par deux acteurs qui proposent des performances physiques exceptionnelles, The Lighthouse est le cinéma de genre à son meilleur. Entièrement tourné en Nouvelle Écosse, le film est clairement l’œuvre de passionnés, et les sourires de Dafoe et Pattinson se rappelant la pluie battante, le vent, la boue et le froid sur le tournage confirme le dévouement de ces artistes. À la fois plus impressionnant que The Witch d’un strict point de vue formel et plus modeste dans son ambition (aucune tentative de discours proto-féministe et/ou post-colonial ici), The Lighthouse met en scène la décomposition physique et psychologique de deux hommes aux prises avec une nature et des conditions de travail impitoyables. Non dénué d’humour, le film regorge de tirades mémorables (gracieuseté du vieux marin interprété par Dafoe) qui transportent le récit vers le mythe. Comme le mentionnait mon collègue Ariel, il s’agit probablement du plus terrifiant « film de colocs infernaux » de l’histoire du cinéma. On s’emporte peut-être un peu, mais une chose demeure certaine : Robert Eggers est désormais LE cinéaste à égaler dans le cinéma d’horreur.

Pour la prochaine entrée de blogue, place à l’émotion avec trois films superbes présentés dans trois sections du festival…

 


21 mai 2019