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Festivals

Cannes 2019 – Blogue n°6

par Bruno Dequen

S’il y a un élément qui a marqué le festival cette année, c’est le manque d’émotions que la plupart des films ont suscité, souvent portés par des approches conceptuelles qui passionnent – ou déçoivent – plus qu’elles n’émeuvent. Hier pourtant, trois œuvres sont venues contredire cette impression générale.

Présenté à la Semaine de la critique, J’ai perdu mon corps de Jérémy Clapin est un film d’animation français d’une douceur rare et d’une sensibilité à fleur de peau. Le récit suit en parallèle la vie d’un jeune Maghrébin orphelin dans Paris, et l’odyssée épique d’une main coupée tentant par tous les moyens de rejoindre son propriétaire. Alternant entre scènes réalistes et envolées imaginaires, le film parvient à rendre hommage à la force émotive de l’animation et à sa capacité inégalée de pure création. Si le montage alterné – et la musique lyrique un peu insistante – qui finissent par être un peu systématiques, peuvent susciter quelques réserves, ces dernières sont rapidement effacées par l’infinie délicatesse avec laquelle le film évoque la profonde résilience de son personnage et la tendresse d’un amour qui nait entre ce dernier et une jeune bibliothécaire. Rares sont les films qui font preuve d’un regard aussi dénué de cynisme face au monde. Et sans vouloir trop en dire, contentons-nous de mentionner que la scène de rencontre par interphone interposé entre nos deux tourtereaux en devenir figure assurément comme l’une des plus subtiles, douces et mémorables du cinéma contemporain.

Du côté de la compétition officielle, changement de cap pour Céline Sciamma (Tomboy, Bande de filles) qui propose cette année le récit d’une passion amoureuse sans lendemain entre deux jeunes femmes du 18e siècle. Dès les premiers plans de ce film magnifique, qui ne sont pas sans rappeler ceux de l’arrivée sur la plage dans La leçon de piano, la beauté fulgurante de la mise en scène volontairement académique de Sciamma donne le ton. Chaque image de Portrait de la jeune fille en feu est digne d’être encadrée, une approche qui est en parfait accord avec le sujet du film. Le récit au passé de la rencontre entre une jeune peintre et une jeune fille de bonne famille destinée à un mariage arrangé, la première étant engagée pour peindre le portrait de la seconde. Film – et personnages – attentifs au moindre geste, au moindre changement de lumière dans le regard, Portrait de la jeune fille en feu est une œuvre sur la naissance du désir, sur les sentiments refoulés, sur la passion dévorante pour un.e autre et, comme tous les grands récits passionnels, sur la mélancolie qui ne peut qu’accompagner l’absence de lendemain. Porté par deux actrices en état de grâce (Noémie Merlant et Adèle Haenel), Portrait de la jeune fille en feu ne cherche pas à réinventer le cinéma. Il nous rappelle de façon inoubliable à quel point il peut être un art inégalé de représentation et de création du désir. Dans ce cas-ci, de deux femmes étouffées par la société.

Le destin interrompu des femmes est également au cœur de La vie invisible d’Eurídice Gusmão de Karim Aïnouz. Présenté au sein de la section Un certain regard, ce mélodrame brésilien raconte les destins parallèles de deux sœurs fusionnelles dans le Rio des années 1950. Séparées par la rigidité patriarcale de leur environnement familial et social, la pianiste en devenir Eurídice et sa grande sœur Guida subiront pendant la décennie que couvre le film le poids des traditions et les injustices d’un monde dans lequel les femmes ne peuvent s’émanciper. Moins maîtrisé que le film de Sciamma, La vie invisible d’Eurídice Gusmão est une œuvre dont la puissance augmente tout au long de sa durée, jusqu’à une finale qui, si elle peut être un peu appuyée, n’en est pas moins bouleversante. Accueillie par une standing ovation interminable qui a nécessité la venue des employés du festival pour faire quitter les spectateurs de la salle, les yeux mouillés et les regards reconnaissants, il s’agit de la projection la plus touchante à laquelle j’ai pu assister cette année. Lorsqu’on aperçoit l’habituellement stoïque Claire Denis luttant en vain pour retenir ses larmes pendant de longues minutes, ça marque!

Demain, Jacques va plonger dans la séance la plus courue du festival depuis des lustres. Le dernier Tarantino qui… ne sera pas considéré comme son plus grand!

 


21 mai 2019