Cannes 2019 – Blogue n°8
par Bruno Dequen
Dernière ligne droite du festival. Partout, les visages sont fatigués et l’effervescence des premiers jours fait place à de nombreux professionnels de la profession assis sans but apparent sur les terrasses entourant le Palais des festivals. La fin se fait sentir. Certaines sections dévoilent déjà leur palmarès. D’ailleurs, je suis bien heureux d’apprendre que le très beau film d’animation J’ai perdu mon corps vient de remporter le grand prix de la Semaine de la critique. Parmi les journalistes, tout le monde se demande qui va avoir le courage d’assister à la projection du dernier Kechiche. D’une durée de 3h30 (le film faisait 4h sur le programme), présenté demain soir à 22h, il s’agira définitivement d’un test pour les plus patients, d’autant plus que les interminables files d’attente pour le Tarantino auront su en épuiser plus d’un.
Comme l’a précisé Jacques, on nous a demandé de ne pas dévoiler les détails de l’intrigue de Once Upon a Time in Hollywood. Contentons-nous alors d’exprimer une relative déception face à ce long buddy movie qui, contrairement aux deux derniers films très politisés du cinéaste, voit Tarantino retomber en mode hommage bien senti mais néanmoins superficiel. La toile de fond pourtant si chargée du Los Angeles de 1969 sur le bord de voir le rêve hippie se désagréger n’est qu’un décor permettant au cinéaste de se faire plaisir en imaginant – encore – une histoire parallèle lui permettant de lier acteurs classiques de série B et artistes du Nouvel Hollywood. Bref, de rendre un hommage jubilatoire au cinéma, au détriment d’une vision plus large du contexte culturel pourtant passionnant de l’époque. Et si Leonardo DiCaprio et Brad Pitt sont tous deux formidables, c’est bien Pitt qui porte le film avec un rôle qui fonctionne presque exclusivement sur son indolent charisme. Contrairement à l’acteur alcoolique et has been interprété par DiCaprio, qui multiplie les « scènes d’anthologie », le cascadeur qu’interprète Pitt est une énigme, aussi dénué d’ambition qu’incroyablement sûr de lui en toute, mais vraiment, vraiment toute, situation. Rien que pour lui, Once Upon a Time in Hollywood mérite d’être revu.
Si le Tarantino manque volontairement de mordant, on ne peut en dire autant de Parasite de Bong Joon-ho, de retour en compétition après Okja, l’un des fameux films Netflix présentés il y a deux ans avant que le festival ne décide de boycotter le géant américain. Quelques jours avant la séance, mon collègue Damien Detcheberry, qui avait eu la chance d’assister à une projection pour les distributeurs, m’avait prévenu : « Tu vas voir, c’est comme le dernier Kore-eda, mais avec un bain de sang à la fin! » Une description assez juste de cette comédie satirique très noire qui, disons-le d’emblée, est peut-être le meilleur film vu à Cannes pour l’instant. En suivant les tribulations aussi improbables que progressivement dramatiques d’une pauvre famille d’arnaqueurs qui va profiter de la naïveté d’une famille bourgeoise, le cinéaste coréen réalise un film aussi jubilatoire qu’enragé sur les fractures sociales qui minent son pays. En équilibre sur une mince ligne qui passe imperceptiblement de l’humour grotesque à l’horreur, Parasite est une merveille d’écriture et de mise en scène. Qu’il s’agisse de jouer habilement des environnements à la fois ouverts et claustrophobes d’une maison d’architecte moderne ou de prendre le temps de développer une empathie envers tous les personnages du film, le cinéaste fait preuve d’une maîtrise inouïe du cinéma. Aucun plan de caméra, objet ou geste n’est superflu dans ce conte comico-tragique qui n’épargne personne, tout en conservant par miracle une part d’humanisme qui lui évite de tomber dans un simple constat cynique et défaitiste. Depuis le début du festival, on a reproché à la compétition officielle de ne pas savoir mettre de l’avant le meilleur du cinéma de genre. Parasite est l’extraordinaire exception qui confirme la règle.
Également dans le domaine du genre (décidément…), le dernier Lav Diaz, The Halt, présenté à la Quinzaine des réalisateurs. D’une relative courte durée pour le cinéaste philippin (à peine plus de 4h30), The Halt est un récit de science-fiction dystopique en noir et blanc, entièrement tourné de nuit, puisque la prémisse est la disparition du soleil suite aux changements climatiques dans les années 2030. Oppressée par un président fou et grotesque qui s’est autoproclamé envoyé de dieu, constamment surveillée par des drones et assassinée à la moindre incartade, la population philippine est réduite à une poignée de rebelles épuisés, à des collaborateurs du régime sans scrupule, et à des familles et jeunes enfants vivant dans une pauvreté effrayante. Multipliant des personnages aux trajectoires parallèles, jouant sur la répétition de scènes similaires et la longueur épuisante de dialogues statiques qui ne mènent jamais nulle part, The Halt est une expérience à la fois cauchemardesque (ce qui est le but) et frustrante (ce qui l’est probablement moins). Car la prémisse développée par Diaz n’est pas particulièrement enrichie par la longueur du projet, et le désir d’immersion dont il fait preuve est amoindri par le fréquent statisme d’une mise en scène qui distancie plus qu’elle ne rapproche des personnages. Que nous soyons épuisés par la nuit sans fin de Lav Diaz, c’est normal. Que nous soyons finalement indifférents aux destins de personnages brisés par la vie et régulièrement effondrés sur les tombes de leurs proches, c’est un problème.
Une occasion manquée. C’est l’impression qui m’habite à la vision de Matthias et Maxime, le nouveau film de Xavier Dolan. De retour au Québec, Dolan fait le portrait de deux amis d’enfance troublés par un baiser échangé comme acteurs malgré eux lors du tournage d’un film étudiant. Dans le rôle de Maxime, le cinéaste fait un retour heureux devant la caméra. Avec beaucoup de sensibilité et de sobriété, il campe un jeune homme aussi fonceur qu’hésitant. Marqué au visage par une tâche de naissance qui agit comme preuve visuelle de son statut d’outsider prolétaire au sein de son groupe d’amis bourgeois, Max est à la fois intégré et différent, moins éloquent que ses amis mais plus responsable, lui qui s’occupe sans aide de sa mère instable (sa seconde et dernière scène avec Anne Dorval dans le rôle de sa mère est magnifique) et désire partir pour l’Australie afin de se créer un avenir bien à lui. Il y aurait eu un film superbe à faire autour de Maxime et de son cercle d’amis. Malheureusement, il ne s’agit pas de Matthias et Maxime. En mettant l’accent sur les trajectoires parallèles des deux amis d’enfance pendant quelques jours, Dolan réalise une œuvre qui aurait bénéficié d’un scénario plus travaillé. En n’évoquant la dynamique – pourtant fondamentale – du groupe d’amis qu’à travers de brèves scènes de partys arrosés sur fond d’engueulades autour de jeux de société et, surtout, en insistant lourdement sur le trouble de Matthias sans jamais avoir pris le temps de nous faire ressentir la nature profonde de son amitié avec Maxime, Dolan s’éparpille et n’a d’autre choix que de s’appuyer sur des séquences à l’esthétique pesante (combien de fois pouvons-nous regarder Matthias nager, courir ou tout simplement regarder dans le vide sur fond de musique émotive?). On aimerait croire à la relation trouble entre Matthias et Maxime, mais le film semble la prendre pour acquis au lieu de la construire, tout comme ce groupe d’amis qui peinent à exister comme personnages au-delà de quelques traits à peine esquissés (le bourgeois pianiste étudiant à Cambridge, le… frisé impulsif?, le… sympathique Maghrébin?). Bref, retour réussi pour Dolan l’acteur, mais beaucoup d’occasions manquées pour Dolan le cinéaste.
Repartant demain, je laisse Jacques Kermabon terminer notre couverture conjointe du festival!
23 mai 2019