Cannes 2019 – Blogue n°9
par Jacques Kermabon
Le festival s’achève et les premiers prix sont décernés. Après celui attribué fort pertinemment, à J’ai perdu mon corps à la Semaine de la critique, comme l’a déjà signalé Bruno, la Quinzaine des réalisateurs a vu Une fille facile, de Rebecca Zlotowski, récompensé du prix Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) du film francophone et Alice et le maire de Nicolas Pariser remporter le Label Europa Cinemas pour le meilleur film européen de la sélection. Un certain regard a couronné le film brésilien La vie invisible d’Euridice Gusmão, de Karim Aïnouz, le jury œcuménique s’est tourné vers Une vie cachée de Terrence Malick et la Fipresci a choisi Une grand fille de Kantemir Balagov (Un certain regard) et The Lighthouse de Robert Eggers (Quinzaine) pour les sections parallèles, et It Must be Heaven, d’Elia Suleiman pour la compétition de la sélection officielle. Nous reviendrons demain sur l’ensemble des prix et, en attendant, tenons à souligner quelques-uns des derniers films de la sélection officielle.
Avec Roubaix, une lumière, chronique d’un commissariat de province, et Le traître, portrait documenté du repenti qui a fait tomber de nombreux parrains de la mafia sicilienne au début des années 80, Arnaud Desplechin et Marco Bellocchio ont proposé, en cette fin de festival, des films qui s’apparentent au polar. Un peu plus tôt, nous avions découvert Le lac aux oies sauvages, du Chinois Diao Yinan. Cette chasse à l’homme, émaillée de meurtres, parfois particulièrement inventifs, de trahisons, de retournements de situations in extremis, s’inscrivait le plus précisément, avec brio, dans ce genre codifié.
Foin de caméra portée embarquée dans l’action, de scènes spectaculaires, de flics violents, machos ou racistes, Desplechin filme des policiers calmes et polis en proie à la médiocrité ordinaire des tricheries minables, des meurtres sordides, des enquêtes laborieuses. Calme imperturbable voilé de blessures intimes, précision des interrogatoires, empathie pour les coupables et les innocents, Roschdy Zem est magistral dans le rôle du commissaire Daoud, un enfant du pays qui a vu toute sa famille repartir au bled à l’exception d’un neveu en prison, qui lui voue une haine tenace et ne veut pas voir cet oncle qui veille pourtant sur lui à distance. Si l’inspecteur qui vient de rejoindre l’équipe de Daoud a failli entrer dans les ordres et prie tous les soirs dans sa chambre d’hôtel aux allures de cellule, c’est le commissaire qui semble le plus habité par une foi intérieure, une mission, une lucidité et une perspicacité à l’égard des failles et des faiblesses indéfiniment recommencées de l’humanité. Il le paye en solitude et le compense par le rêve d’avoir un jour un cheval de course.
Avec une caméra souvent envoûtante, nimbée des accords de Grégoire Hetzel, ce lamento déployé par Desplechin sur les terres de son enfance lorgne incontestablement plus du côté de Dostoïevski que du polar à la française.
Sur un sujet souvent rebattu, solide, très charpenté, Le traître appartient aux excellentes surprises de la sélection. Aux antipode du lyrisme et de la tragédie familiale du côté Parrain, Bellocchio tord aussi le cou à la mythologie de l’honneur et signe un film implacable sur le crime organisé et le courage du juge Falcone.
Si les dimensions sociales et politiques sont présentes chez Desplechin et Bellocchio, elles ne sont pas la clé de voûte de leurs mises en scène. Le Desplechin s’inscrit dans la matérialité du quotidien, la police et les petites gens, la misère des intérieurs, les rues de Tourcoing… Bellocchio chronique des faits avérés – les meurtres, violents et rapides, la vanité des parrains de la Cosa Nostra, leurs mensonges, leurs menaces. Le fond de la méditation à laquelle ces deux films invitent interroge cette part de l’humanité qui sort des rives de la morale, malgré (ou à cause de) leurs destins pitoyables chez Desplechin, ou, chez Bellocchio, par ivresse de pouvoir, soif de s’enrichir, des besoins à jamais insatiables et aussi vertigineux que le vide existentiel qui les sous-tend. Dans sa dénonciation des parrains, nulle vengeance ne motive Tommaso Buscetta – Pierfrancesco Favino, qui l’interprète, est un autre sérieux prétendant au prix d’interprétation masculine –, mais une progressive révélation de l’inanité de ces exactions, dont il ne voit pas la fin, et la perspective plus rayonnante de vivre en paix auprès de sa femme et de ses enfants.
Après Mektoub my love : canto uno, présenté à la Mostra de Venise en 2017, Abdellatif Kechiche a livré pour Cannes la suite de cette immersion dans la jeunesse sétoise et fêtarde de ses années 90 dans une version tout juste terminée – il manque encore le générique – et dont on peut estimer que son montage mériterait d’être encore peaufiné.
Kechiche persiste et signe. On lui avait reproché de s’attarder trop longtemps sur les généreux postérieurs des jeunes femmes. Ce deuxième opus, qui se déroule presque exclusivement dans une boîte de nuit, multiplie les plans très longs sur les fesses qui se trémoussent au rythme du disco. On se souvient des polémiques relatives aux scènes d’amour dans La vie d’Adèle. La scène de cunnilingus, hétérosexuelle cette fois, dans les toilettes de la discothèque, demeurera comme une séquence d’anthologie qui n’a pas fini de faire jaser sur La Croisette et sans doute au-delà.
Kechiche étire le temps, explore les limites et laisse, dans les marges, comme un vague accessoire, la matière dramatique à partir de laquelle la plupart des autres cinéastes articuleraient leur construction scénaristique. Il nous plonge au cœur d’une fête bien arrosée, avec ses scènes de séduction, ses corps rapprochés plus ou moins sensuellement par la danse, les mots banals échangés, les confidences aussi, les moments d’exaltation, les temps morts où l’ennui s’immisce.
Mektoub my love : intermezzo n’a pas complètement trouvé son rythme. Trop long, trop court ? Faut-il écourter certaines scènes de danse ou leur trouver d’autres dynamiques ? Ajouter des dialogues ? Déplacer des moments ? Kechiche va sans doute se remettre à l’ouvrage, il s’en faut de peu pour que cet intermezzo soit aussi hypnotique que le premier volet, et devienne aussi un hymne à la joie, à la danse, à la beauté de la jeunesse, à la sensualité, à la famille, au bonheur d’être ensemble pendant quelques jours d’une fin d’été à Sète dans les années 90.
À l’heure du politiquement correct et d’un retour à certaines crispations sur la représentation des femmes – Fellini pourrait-il faire Roma aujourd’hui sans provoquer un scandale ? – Kechiche a peu de chance de repartir avec une récompense si ce n’est un « prix très spécial ». Pour le reste, bien des possibles sont envisageables pour le palmarès qui sera décerné ce soir ; aucun film ne se détache véritablement du lot. Si on veut bien mettre de côté ceux qui ont déjà été honorés de la Palme d’or (Tarantino, les Dardenne, Loach, Malick), Almodovar si souvent présent à Cannes mériterait bien sa première palme, mais Bong Joon-ho et Marco Bellocchio, voire Elia Suleiman, sont de très crédibles prétendants.
Mektoub !
25 mai 2019