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Festivals

Cannes 2019 – Blogue n°2

par Jacques Kermabon

Désolé Bruno, sachant que tu devais y aller et n’étant pas fan du cinéma de Quentin Dupieux, je n’ai même pas essayé de me présenter aux portes de la Quinzaine des réalisateurs. J’ai vu les mêmes films que toi et partage ton point de vue sur ces premiers moments.

C’est toujours un art délicat que de lancer un festival. Commencer fort risque de mettre la barre trop haut et de rendre la suite décevante, ouvrir par des films moyennement convaincants peut déclencher un tir croisé de critiques et installer prématurément une certaine défiance. Il n’y a pas de solution miracle d’autant que, si Cannes permet sans doute de découvrir les meilleurs films du moment, ceux dont on estimera in fine qu’ils relèvent de l’excellence ne sont pas aussi nombreux que le nombre de cases imposées par la programmation. Alors oui, opter pour un Jim Jarmusch mineur en compétition et le premier film de Monia Chokri à Un certain regard, c’est faire le choix de l’humour et de récits qui ne mobilisent pas trop l’intelligence ni les affects de leurs spectateurs.

On se souvient de la phrase choc de La Haine (1995), elle venait de la réflexion d’un homme qui, tombant d’un immeuble de 50 étages, se répétait « Jusqu’ici tout va bien ». La formule qui clôt Les Misérables, de Ladj Ly, est empruntée à Victor Hugo : « Mes amis, retenez ceci, il n’y a ni mauvaises herbes ni mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs ». Le film de Ly se déroulant dans la cité des Bosquets à Montfermeil, le lien avec Hugo est d’autant plus facile que cette ville de la banlieue parisienne est celle où Fantine avait abandonnée sa Cosette aux mains des Thénardier. Il reste maintenant à démêler en quoi ce qu’énonce la sentence de Hugo a à voir avec ce qu’exprime le film de Ly. Et quelle révolution ces gamins seraient-ils prêts à faire ? Contre qui ? Contre quoi ? Pour bâtir quoi ? La fin du film relève surtout du morceau de bravoure et d’une efficacité spectaculaire rarement atteinte dans le cinéma français. Et là, la mise en scène relève plus d’un authentique savoir faire que d’une quelconque révolution.

Après Centerville (Jarmush), Montfermeil (Ly), Bacurau est la troisième bourgade de cette compétition aux prises avec le tragique de son destin. Le nom de ce village imaginaire du Nordeste brésilien est le titre du nouveau film de Kleber Mendonça Filho (Les bruits de Recife, Aquarius), cosigné avec Juliano Dornelles, dans lequel une communauté villageoise se retrouve menacée par des forces extérieures. Les ingrédients de cette trame pourraient être autant empruntés au western qu’au film d’horreur, un flirt avec le cinéma de genre qui affleure clairement, mâtiné d’un hommage au Cinema Novo – préoccupations sociales, description de la misère et aspiration à la révolte populaire, à la force et à l’intelligence du collectif…

Bacurau s’apparente aussi à une dystopie. À un moment on aperçoit une soucoupe volante. Un court instant, on est prêt à le croire, on en a bien vu une dans le Jarmusch, mais il s’agit d’un drone, comme dans Les Misérables. La contiguïté de ces films dans la programmation impose des comparaisons. Si Ly prend le spectateur par la main et l’emporte dans un récit sans cesse tendu vers la suite des événements, Bacurau donne plus le sentiment de s’inscrire dans le présent de la scène, dans un temps qui excède une stricte information narrative, sans qu’on puisse pressentir ce qui va advenir. Et on ne comprend que confusément ce qui gouverne véritablement ce groupe envoyé pour décimer cette population. Ce poids du présent, cette vague incertitude sur le futur sont aussi irrigués d’échos du passé qui se révèlent peu à peu et font bouger les repères installés. Un musée vétuste et une sorte de prison enterrée sur la place du village se révèlent comme autant de traces d’un passé de résistance. Quant au groupe paramilitaire, dirigé par l’inquiétant Udo Kier aux yeux bleus acier, si ses motivations sont éclaircies à la fin, la menace qu’il instaure laisse planer bien des souvenirs de meurtres et de liquidations menés par des citoyens américains. Rien n’est pour autant asséné, ni surligné. Le film laisse au contraire le spectateur penser à ses côtés dans cette épaisseur du temps et espérer que la résistance est possible, que les jours sont peut-être comptés pour certains politiques hypocrites et démagogues.


16 mai 2019