Je m'abonne
Festivals

Cannes 2019 – Un atterrissage en douceur

par Gilles Marsolais

Le Festival de Cannes aura réussi cette année à garder le cap et à maintenir la qualité de sa programmation, pour autant que l’on puisse en juger au vu de sa Compétition officielle. Pour le reste, des incursions dans les sections parallèles permettaient au critique de glaner quelques films de qualité qui n’auraient pas déparé cette voie royale. L’un ou l’autre de ces titres, certes exceptionnels dans le lot, auraient même pu se retrouver au palmarès de celle-ci. Aussi, on peut estimer que l’ensemble de cette manifestation donne une image assez fidèle de l’état du cinéma, même si la Compétition peut donner l’impression d’être concoctée de façon à mettre de l’avant une certaine idée du cinéma, tout en jouant de prudence. Voyons cela de plus près grâce à ce survol forcément partiel et partial.

Donc, dans le couloir principal, avec Le parasite, Bong Joon-ho s’est en quelque sorte emparé du maillot jaune en fin de parcours avec une maestria saluée par tous. Son seul concurrent sérieux restait Pedro Almodóvar, avec Douleur et gloire. Pour éviter la répétition de ce qui a déjà été évoqué, ici et ailleurs, rappelons simplement que, oui, ces deux films se distinguent par la qualité de leur mise en scène respective et le point de vue privilégié par chacun des réalisateurs. Et, qu’à ce titre, les deux méritaient la Palme d’Or. Mais, c’était sans compter sur une autre difficulté, incontournable celle-là. De l’avis de tous, le Prix du meilleur acteur ne pouvait échoir qu’à Antonio Banderas, qui de plus incarne à l’écran nul autre que Pedro Almodóvar ! Dilemme : le règlement restrictif du festival interdit le cumul de prix pour un même film, soit-il un chef-d’œuvre. Ainsi donc, à Cannes, même le palmarès, qui n’a que l’importance que l’on veut lui donner, est le reflet d’une certaine prudence. Dans ce cas-ci, privilégier le film plutôt que l’acteur, fabuleux, aurait créé une injustice tout aussi flagrante. Bref, ce règlement restrictif aura favorisé le film de genre qui en a profité pour se faufiler et remporter la course. Sacrifié, Pedro Almodóvar a eu l’élégance de ne pas aller pleurnicher sur le tapis rouge…

Il est aussi vrai que Le parasite de Bong Joon-ho n’est pas sans parenté avec Une affaire de famille de Hirokazu Kore-eda, le film qui a remporté la Palme d’Or l’année dernière. Le spectateur se retrouve en terrain connu : la lutte des membres d’une famille déclassée pour se faire une place au soleil au moyen de divers subterfuges et autres stratégies peu recommandables. Mine de rien, sur le ton de l’ironie, le cinéaste se livre à une critique de la société, de ses inégalités, et même ultimement de la dérive du capitalisme. Mais, contrairement au Japonais qui s’emploie à scruter l’humanité de ses personnages désœuvrés qui vivent de rapines et à débusquer l’ambiguïté de leurs motivations (en adoptant une fillette), le Coréen Bong Joon-ho ne craint pas d’enfoncer le clou, de forcer le trait, voire de verser dans la bouffonnerie afin d’effectuer une véritable critique de la société coréenne. Il privilégie le point de vue au quotidien de cette famille qui subsiste dans un demi-sous-sol, bien décidée à obtenir sa part du gâteau. Loin d’obéir à un plan subversif élaboré, les membres de celle-ci réagissent plutôt aux événements tels qu’ils se présentent, avec une capacité d’adaptation peu commune. Au point où ils en arrivent à occuper totalement le château de verre des bourgeois qui ont eu le malheur de faire appel à leurs services. Cependant, la nature se chargera de les ramener sur terre… Bref, un incontournable brillamment scénarisé et mis en scène, avec un tempo d’enfer.

Quant à Pedro Almodóvar, il livre une œuvre très personnelle avec Douleur et gloire. Un film-bilan au style épuré qui se distingue par la noblesse de sa mise en scène. Le personnage de Salvador Mallo est, on n’en doute pas un instant, le double du cinéaste si brillamment interprété par Antonio Banderas. Rarement a-t-on vu à l’écran une telle générosité de la part d’un acteur, un tel abandon de soi pour le film. Ça crève l’écran. Le film, dont la temporalité est imprécise, se termine comme il commence, nous rappelant que l’on assiste, voire que l’on participe au tournage en cours de cette histoire autobiographique, tiraillée entre le passé et le présent et la mise en abyme du rêve et de la réalité, tournage s’étalant de l’enfance, illuminée par Penélope Cruz, à l’âge adulte, avec ses périodes troubles et ses moments d’illumination, constamment sous la loi du désir. En clair, tout est faux, mais tellement vrai dans cette recherche sans faux-fuyants du cinéaste pour se réconcilier avec le passé!

Comme il se doit, plusieurs titres de la Compétition exploitaient le filon du film social qui vise ni plus ni moins qu’à rendre compte, sur le mode fictionnel, de l’état des lieux de notre monde. Le jeune Ahmed de Jean-Pierre et Luc Dardenne (Prix du meilleur réalisateur), Sorry, We Missed You de Ken Loach, Les misérables de Ladj Ly (Prix du Jury), Roubaix, une lumière d’Arnaud Desplechin ont joué leur rôle, rempli leur mandat. Ainsi, l’audace des frères Dardenne est d’avoir arrêté leur choix sur un très jeune Belge radicalisé islamique de 13 ans, endoctriné par l’imam de son quartier, et de démontrer par la suite l’impuissance des adultes et des institutions, dont un centre de déradicalisation, à briser la détermination du garçon et à contrer le phénomène dont il est victime. Fidèles à leur habitude, les cinéastes suivent à la trace un personnage retors, en le filmant au plus près, mais sans parvenir cette fois à percer vraiment son mystère. D’où le désarroi, justifié, que le film sème chez le spectateur, malgré sa finale. Incompréhension et radicalité de part et d’autre en quelque sorte !

Pour sa part, Ken Loach s’intéresse aux ravages de l’ubérisation, ce modèle d’affaires tous azimuts qui n’est en rien la formule magique que certains prétendent. Il illustre le fait que cette organisation du travail détruit la qualité de vie des employés à cause de l’obsession des dirigeants à gagner toujours plus d’argent. Qui plus est, c’est l’employé qui absorbe l’essentiel des coûts de fonctionnement, alors que l’employeur empoche le plus gros des profits. Laissé à lui-même, le travailleur non qualifié est plus seul que jamais. Ken Loach, lui aussi, reste fidèle à sa méthode de tournage dans l’ordre chronologique, avec des acteurs souvent non-professionnels qui découvrent progressivement le scénario. D’où le climat d’authenticité qui se dégage du film. Ici, on croit à cette petite famille tout à fait normale, travaillante, qui se dirige pourtant dans un mur.

En se frottant aux forces de l’ordre, les deux autres films mentionnés s’apparentent davantage au film de genre, même si leur contenu est social. Chacun procède d’abord à une reconnaissance des lieux, offrant une approche générale de la ville ou de la Cité ainsi que de son organisation, avant de s’arrêter à un cas précis d’analyse du comportement humain. L’esthétique du film de Ladj Ly est fortement tributaire de La haine de Mathieu Kassovitz, jusqu’à sa finale explosive illustrant la prise du pouvoir par les jeunes, et le trio de policiers y est tout à fait crédible, alors qu’Arnaud Desplechin, pour sa part, s’emploie à renouveler le genre en présentant un commissaire de police plus humain que nature (Roschdy Zem). On reviendra nécessairement sur ces deux films au moment de leur sortie. Incidemment, il ne s’agit pas ici de passer en revue tous les films qui le mériteraient, à un titre ou à un autre. Atlantique de Mati Diop, Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, Une grande fille/Beanpole de Kantemir Balagov, et combien d’autres demandent aussi que l’on y revienne un jour.

Sur des chemins de traverse nous avons eu droit aussi à de belles surprises, notamment en allant fureter du côté de la Quinzaine des réalisateurs. Réunis par le thème de la folie, il convient de mentionner Le daim de Quentin Dupieux, et surtout, The Lighthouse de Robert Eggers. Au moyen de cadrages serrés visant à cerner l’isolement progressif de son unique personnage qui fait une fixation sur une veste en daim, Quentin Dupieux parvient à créer sur la durée un climat particulier, truffé de pulsions meurtrières et carburant à l’humour à froid. De fait, la réussite à l’arrachée de cette entreprise périlleuse repose entièrement sur les épaules de Jean Dujardin. Celui-ci réussit ici à faire oublier tous ses personnages antérieurs, qui auraient pu faire ombrage à ce projet dément où l’être égaré, un quadragénaire fétichiste en rupture de ban réfugié quelque part au pied des Pyrénées, devient cinéaste malgré lui. Du bonbon, quoi !

Autrement plus costaud sur tous les plans, The Lighthouse de Robert Eggers est un incontournable. Il aurait fait un malheur dans le cadre de la Compétition officielle. Quel film ! Son sujet : « le récit hypnotique et hallucinant de deux gardiens de phare sur une île reculée et mystérieuse de la Nouvelle-Angleterre dans les années 1890 ». Tout est là, la table est mise, en condensé. Ajoutons qu’il a été tourné en 35 mm noir et blanc et dans un format archaïque, le 1.19:1, qui donne une image carrée semblable aux images du cinéma des premiers temps, et qu’il y est question d’une lutte de pouvoir sur fond de quête d’identité et de rapports sadomasochistes entre les deux hommes, jeune et vieux (soi-disant loup de mer). Le cinéaste excelle ici à créer l’atmosphère nauséabonde que suppose un tel sujet, en ayant aussi recours à des lentilles des années 1915 et 1930, ce qui fait en sorte que la lumière du phare devient elle-même source de pulsions sexuelles et refuge de l’inavouable. Irremplaçables, au même titre que l’argentique pour la texture des images, Willem Dafoe et Robert Pattinson incarnent, littéralement, ces deux gardiens de phare hallucinés chargés d’exploiter nos peurs ancestrales.

Pour clore ce survol en beauté, mentionnons le superbe film de Patricio Guzman, La Cordillère des songes (image d’en-tête), qui vise à démontrer que derrière le décor (à l’image du défilé militaire devant ce qui reste de l’ex-Palais de Pinochet) rien n’aurait changé fondamentalement au Chili, même si l’on y voit un cinéaste-archiviste (Pablo Salas) filmer en toute liberté pour documenter la mémoire du peuple. En fait, le film témoigne surtout de la perte d’une douceur de vivre qui semble planétaire. Au total, Cannes nous aura concocté une édition qui s’offre comme le miroir aux multiples reflets de la condition humaine où la bonté persiste à vouloir exister malgré les inégalités et les monstruosités de notre planète.

 

 


29 mai 2019