Cannes 2021 – Blogue no. 2
par Jacques Kermabon
Le rituel est immuable, chaque séance débute par ces marches revêtues du tapis rouge suspendu d’abord dans l’eau puis émergeant d’une mer qu’on suppose Méditerranée, le tout sur un air du Carnaval des animaux de Saint-Saens que Ennio Morricone avait utilisé pour la musique des Moissons du ciel de Terrence Malick (1978). On se complaît à retrouver dans ce moment, à la fois invitation à une plongée amniotique et à une élévation, ce qui pourrait être une définition du cinéma. En découvrant ces images, un jeune homme assis à ma gauche s’est adressé à ses amis : « elle fait vraiment années 80 cette animation ». Tout confit dans mes habitudes, je n’avais pas réalisé que, effectivement, ce cérémonial faisait peut-être son âge.
C’était avant Le genou d’Ahed, de Nadav Lapid, qui, à l’inverse de ce générique cannois, bouscule tout à la fois nos habitudes de regard et, avec une colère qu’il ne contient pas, la société israélienne. Le point de départ est un projet de film à propos de cette jeune Palestinienne devenue une icône de la résistance à Israël, qui s’était retrouvée en prison pour avoir giflé un soldat israélien et à propos de laquelle un député avait twitté son regret qu’elle n’ait pas pris une balle dans la rotule qui l’aurait handicapée à vie. D’emblée, le film instaure une vitesse, un morcellement provoqué par les cadrages et le montage, toute une dynamique d’imprévisibilité qui oscille entre affirmation plastique et performance. Rien n’est affirmé avec transparence, tout questionne.
Puis le film suit un réalisateur parti présenter son film précédent à la médiathèque d’une petite ville de province. Il y est accueilli par une représentante du ministère de la Culture, jeune femme ancienne bibliothécaire du coin et appelée au ministère pour un poste important à Jérusalem. Admiratrice du cinéaste, elle profite de cette séance pour venir revoir ses parents. Elle est jeune, charmante et une proximité s’instaure avec le cinéaste à laquelle le choix du gros plan qui les réunit dans le cadre donne une intimité propice aux confidences, non dénuée d’une tension érotique. Au fil de leur conversation, il apprend que, pour être payé de sa prestation, il doit signer un papier où est stipulé le cadre des questions qu’il entend aborder pendant le débat.
Il serait trop long de poursuivre le récit du Genou d’Ahed, mais surtout risquerait de rendre linéaire un film disruptif, brassant différents registres avec un arbitraire affirmé passant de silences à de longues tirades, de moments du quotidien – l’ordinaire d’un cinéaste accueilli pour un débat, les questions sur le bon déroulement du voyage, la découverte du logement, le regret de la part de l’organisatrice que pas plus de spectateurs ne se soient déplacés… – à des marches du réalisateur, casque sur les oreilles, dans le désert qui jouxte le village, d’inserts de récits du passé à des moments chantés et dansés. On ne sait jamais quelle direction le film va prendre, un état d’esprit propre à faire tournoyer en nous des interrogations sur la réponse à apporter à cette censure présentée de manière doucereuse – céder, résister, protester, dénoncer ? –, sur les écarts entre convictions personnelles et comportement, sur le vrai et le faux. L’invention tranchante et heurtée à l’actualité brûlante, la violence de Lapid, relèguent le formalisme de Carax à un jeux somptuaire, mais finalement gratuit, comme surgi d’un temps révolu.
Tout s’est bien passé, le François Ozon de l’année, adapte le récit autobiographique d’Emmanuelle Bernheim sur le choix de son père de mourir dans la dignité après une attaque cérébrale en demandant à sa fille d’organiser les choses. Le casting est impeccable : Sophie Marceau, André Dussolier, Géraldine Pailhas, Charlotte Rampling, Eric Caravaca dans le rôle de Serge Toubiana, compagnon de l’écrivaine. Celle-ci avait participé à plusieurs scénarios de François Ozon et ce récit avait déjà fait l’objet d’une adaptation par Alain Cavalier, rendue impossible par le cancer qui fut fatale à Emmanuelle Bernheim en 2017 comme il le raconte dans Être vivant et le savoir (2019).
Au-delà d’une situation fatalement émouvante, le film décortique sans véritable surprise les tensions familiales entre un père autoritaire et égoïste, homosexuel sous pression d’un homme à la passion violente, une mère dépressive, et les deux sœurs qui se débattent avec leurs vies personnelles et cette volonté du père qui les terrifie.
L’ouverture de la Quinzaine proposait l’adaptation d’un autre récit, Le Quai de Ouistreham, l’immersion de Florence Aubenas dans le milieu des employés de nettoyages, exploités et vivants de peu. Porté par Juliette Binoche, le film a été réalisé par Emmanuel Carrère, sous la forme d’une fiction où il a instillé ses propres interrogations. Comment soutenir une véritable relation avec des personnes à mille lieues de sa condition sociale quand cette amitié est fondée sur un mensonge ?
Les comédiens qui entourent Juliette Binoche, en écrivain venue s’immerger dans ce milieu social défavorisé pour un prochain roman, interprètent leurs propres rôles. Ils ne déméritent pas. Le film touche juste.
9 juillet 2021