Cannes 2021 – Blogue no. 3
par Jacques Kermabon
D’une adaptation l’autre
Inspiré par la vie d’une abbesse d’un couvent de Toscane au XVIIe siècle, qui avait été racontée par l’historienne Judith C. Brown dans un livre au titre explicite, Sœur Benedetta, entre sainte et lesbienne (1987), Benedetta, était un des films les plus attendus de cette édition. Les thuriféraires de Paul Verhoeven y ont vu la quintessence de son univers et de son goût des excès autour de la violence, du sexe, de la religion et, bien sûr, la confirmation de son intérêt pour des portraits de femmes fortes.
À peine entrée très jeune au couvent, Benedetta se fait remarquer en priant devant une statue de la vierge Marie à celle-ci de se manifester. Une partie du socle se brise, la statue massive tombe sur la petite Benedetta, qui, couchée sur le dos sous cette masse se retrouve alors le sein nu de Marie à portée de ses lèvres. Les nonnes accourues n’en reviennent pas qu’elle n’ait pas été écrasée. Le soupçon d’un premier miracle commence à faire son chemin.
Les soupçons ne feront que s’intensifier et le film ne dit jamais si les manifestations miraculeuses qui balisent la « carrière » de Benedetta au couvent tiennent à des signes divins, à des manifestations hystériques, au talent d’une brillante illusionniste qui met son habileté et son intelligence pour s’octroyer une place avantageuse dans la hiérarchie et une indépendance pour vivre la passion saphique qui l’a révélée à elle-même, avec une jeune paysanne, Bartolomea, recueillie au couvent pour la soustraire d’un père violent et violeur. Car finalement, tout se conjoint chez Benedetta, l’amour pour son époux Jésus, qui lui apparaît sous les traits d’un beau jeune homme viril, celui qu’elle porte à la vierge Marie et la jouissance que lui procure ses étreintes avec Bartolomea. Que la paysanne lui ait sculpté un godemichet avec le bas de la petite statue de la Vierge de son enfance ne semble pas lui apparaître comme le blasphème que les autres y verront.
Étreintes sensuelles, violence des cauchemars de Benedetta, visions de la peste dans les rues de Florence, le film est d’abord un spectacle. On peut aussi, si on le souhaite, méditer sur la société dont il brosse le portrait où les instances supérieures de l’institution ecclésiastique, toutes préoccupées de leurs pouvoirs terrestres, sont celles qui doutent le plus d’une réelle communion avec le Seigneur. Les plus incrédules ne sont pas ceux que l’on croit.
Nanni Moretti fait aussi partie de ces réalisateurs dont on attend chaque film avec une certaine impatience. On comprend qu’il ait pu être séduit par le roman de l’écrivain israélien Eshkol Nevo, Trois Paliers, et on pressent que le substrat de Tre Piani en reprend l’essentiel : le portrait choral d’habitants d’un immeuble bourgeois dont la complicité amicale qui les lie explose suite à un accident et aux conséquences engendrées par cet événement ; le poids des aveuglements dans nos existences ; la folie qui rode ; des tensions et des désirs anciens qui remontent à la surface ; des décisions anodines aux conséquences irrémédiables.
Moretti nous avait habitué à des sujets plus personnels et à une mise en scène plus habitée. Certains ont cru voir dans ce déplacement de l’intrigue de Tel Aviv à Rome une métaphore de l’Europe surtout capable de se déchirer en s’enfermant dans ses intérêts individuels et en se laissant conditionner par quelques idées fixes. L’intervention de manifestants d’extrême-droite contre les locaux d’une association de soutien aux migrants va dans ce sens. Mais il faut avoir le goût des métaphores.
Après Une jeunesse allemande (2015), Jean-Gabriel Périot poursuit sa plongée dans l’Histoire contemporaine par l’entremise d’archives. Retour à Reims (fragments), présenté à la Quinzaine des réalisateurs, est une adaptation du récit autobiographique de Didier Eribon et se penche sur la France populaire des années 1960 à aujourd’hui. Le film est uniquement composé d’extraits de films – fictions, documentaires, reportages – et de la voix d’Adèle Haenel lisant des passages du texte d’Eribon. Le destin individuel de la mère d’Eribon – car il s’agit essentiellement d’elle dans les choix opérés – répond à la mémoire collective. Tout un monde ressurgit devant nous, qui raconte la fin de la culture ouvrière, le délitement de solidarités et le déclin du Parti communiste au profit de l’extrême droite.
S’il est relativement facile – au prix d’un travail de bénédictin dans l’agencement des scènes de films – de tracer des lignes de force sur des années passées, on manque de recul pour articuler les enjeux de la période la plus contemporaine jusqu’à l’émergence des gilets jaunes. Certes on voit à quel point, entre autres, les discours communs entre les extrêmes (Parti communiste et Front national) dans le lien qu’elles font entre la présence des immigrés et le chômage n’a pas contribué à élever les esprits. Mais c’est comme si les outils d’analyse, pertinents pour une certaine époque, touchaient à leurs limites pour une période où le poids d’internet, de ses algorithmes et des réseaux sociaux prennent une importance décisive.
Le film est toutefois remarquable, quoique éprouvant. Périot fait se dérouler cinquante ans d’une histoire qui a vu la trahison d’un socialisme converti à un libéralisme donné comme inéluctable et l’impact grandissant des clichés sommaires de l’extrême droite.
Si le pire n’est pas certain, il est fortement envisageable.
12 juillet 2021