Cannes 2021 – Blogue no. 4
par Jacques Kermabon
Feux d’artifices
« Tu n’as pas vu le film chinois ? Ni le russe ? Mais ce sont les deux meilleurs films de la compétition ! » À trois jours de la clôture du festival, il y a toujours un confrère pour remuer le couteau dans la plaie du journaliste sollicité par trop de propositions contradictoires. On ne peut pas tout voir et même dans un seul film on ne peut pas tout voir et encore moins dans un cas comme The French Dispatch, le film profus de Wes Anderson prévu pour l’ouverture de l’édition 2020. Le prétexte du récit est la mort du fondateur d’une revue américaine dominicale basée en France et qui tient la chronique de Ennui-sur-Blasé, un décor conçu comme une quintessence de la France. Le film est un énorme cliché savoureux, un tendre portrait ironique de la police, de la passion pour la gastronomie, d’une propension à la contestation estudiantine et de mille autres choses encore. Tout déborde : le récit raconté en off, les dialogues, les inscriptions écrites, le casting époustouflant (entre autres Bill Murray, Frances McDormand, Tilda Swinton, Benicio Del Toro, Adrien Brody, Léa Seydoux, Timothée Chalamet, Mathieu Amalric), les détails apportés au moindre recoin du décor, les mille et un entrelacements des récits… The French Dispatch ne s’embrasse pas en une seule vision, il appartient à son temps, celui qui permet de voir et revoir un film sur un support domestique, de s’arrêter à chaque plan. On en sort étourdi et fasciné par une telle générosité de trouvailles, de références, de traits comiques. Un spectacle total et l’invention d’un genre.
En compétition aussi, Julia Ducourneau, qui avait déjà horrifié avec Grave (Cannes 2016), poursuit sur sa lancée avec Titane, parcours d’une jeune femme qui, avec une plaque de titane dans le crâne suite à un accident de voiture, se révèle à la fois danseuse et tueuse en série avant, dans la deuxième partie, pour échapper à la police qui la recherche, d’arriver à passer pour le fils disparu du chef d’une caserne de pompier interprété par Vincent Lindon. Chairs malmenées, frottement du métal et des corps – c’est fou le dégât que peut faire une tige de métal bien pointue enfoncée dans une oreille –, accouplements contre nature comme ce coït avec une vieille américaine – une voiture – sans doute à l’origine de la grossesse de la protagoniste si on croit le liquide couleur d’huile de vidange qui lui sort par tous les orifices y compris les seins comme une montée de lait. Si on peut s’extasier sur le giallo, on peut apprécier ce cauchemar de Ducourneau, moins soucieuse d’affiner un scénario que de porter l’accent sur les manières de tuer, de faire souffrir, de rendre spectaculaires ces moments d’horreur et de sexe, d’affirmer aussi les sentiments exacerbés de personnages solitaires et hors du commun.
Avec Un héros, en compétition, Asghar Farhadi revient à Téhéran et à l’un des fondamentaux du cinéma iranien : l’immersion de personnages enferrés dans un entrelacs de culpabilités, de confrontations avec la morale, la loi, l’administration et leur propre conscience. La mécanique scénaristique est un modèle du genre, à l’heure des réseaux sociaux et d’autorités soucieuses de présenter d’elles une bonne image au détriment de la vérité. Porté par l’interprétation d’Amir Jadidi dont on ne peut jamais savoir si le sourire relève de la sympathie la plus sincère, de la rouerie la plus retorse ou d’une forme d’insouciance. Le point de départ est une dette dont le protagoniste veut se délier, mais l’enchaînement des situations va retourner la situation à plusieurs reprises, et nous retourner aussi, tant Farhadi excelle à multiplier les points de vue, les partis des uns et des autres avec la même force de conviction.
Il n’existe sans doute pas un seul cinéphile au monde qui n’entretienne une relation privilégiée avec Ingmar Bergman. Comment ne pas être séduit par une visite à Fårö, cette île où le cinéaste suédois a vécu les dernières années de sa longue vie ? Bergman Island de Mia Hansen-Løve nous y emmène par l’entremise d’un couple de réalisateurs, lui plus célèbre et plus âgé qu’elle. Ils sont venus pour écrire chacun un scénario dans ces lieux hantés par la présence du grand homme et une légende savamment entretenue : la maison où il vivait devenue un centre de recherche, une salle de cinéma personnelle où des séances sont proposées régulièrement – attention, il ne faut pas s’asseoir au premier rang, c’est la place de Bergman –, une résidence d’artistes qui acceptent de participer à des master class, un « Bergman Safari », qui propose de visiter les lieux de l’île présentés dans ses films. Mia Hansen-Løve ne se moque pas de ce culte ainsi manifesté. Elle restitue tout cela avec la même égalité d’humeur. Que le réalisateur prenne seul le bus du safari, ou que sa compagne préfère se faire emmener par un guide personnel, un jeune réalisateur originaire de l’île, les tensions qui pourraient naître demeurent larvées, souterraines. Le film ne hausse pas plus le ton, quand nous glissons du projet que la jeune femme écrit à sa représentation – il prend forme sous nos yeux – jusqu’à ce moment où on comprend le sous-bassement intime que cette fiction charrie. Le film est dans le film et réciproquement.
Pour cette édition 2021, la section hors compétition a pris le nom de Cannes première. C’est dans celle-ci qu’a été présenté le nouveau film d’Arnaud Desplechin, une des quatre montées des marches auxquelles Léa Seydoux se serait prêtée si un certain virus ne l’avait empêchée de rejoindre la Croisette. Elle y partage l’affiche avec Denys Podalydès en alter ego de Philip Roth, auteur de Tromperie, roman dont le film est l’adaptation. Roth est un des auteurs de chevet de Desplechin et ce projet d’adaptation est une longue histoire. Dans un des suppléments de l’édition DVD de Rois et Reine, il fait répéter Emmanuelle Devos sur un dialogue tiré du roman de Roth qu’on retrouve tel quel dans le film, entre Podalydès et Seydoux. Il avait un temps songé à une adaptation scénique avec, déjà, Podalydès. Il reste un peu de tout cela dans le film : un espace théâtral, Podalydès, la simplicité de dialogues filmés. Le confinement a été un élément déclencheur pour ce film de chambre, en fait plutôt « de bureau », pour désigner le décor essentiel du film : une antre, l’espace de gestation d’un écrivain qui tient aussi du cabinet d’un psychanalyste puisqu’il y recueille des confidences. Le roman de Roth repose uniquement sur des dialogues comme arrachés à des pans d’une existence et dont le lecteur reconstitue les éléments manquants. Le film reprend cette structure et apparaît comme un jeu de variations, brillamment réalisé et interprété, sur des motifs qui sont chers à Desplechin sans qu’il ait à se préoccuper d’élaborer un récit linéaire. Ce lien entre Roth et Desplechin est tel que, en percevant des questionnements, des ambiances, des scènes qui font penser à d’autres films de Desplechin, on ne peut départager ce qui relève de préoccupations personnelles qui recoupent celles de Roth, d’une communauté de questionnements, d’un choix intéressé fait par Desplechin dans le roman de Roth ou ce qui tient au long compagnonnage de Desplechin avec l’écrivain américain. Le film raconte essentiellement une liaison adultérine, à Londres, entre un écrivain américain – ils se retrouvent le plus souvent dans son studio – et une jeune anglaise. En même temps, l’auteur croise d’autres plus ou moins ex-maîtresses. Une partie de ce qui se trame tient à ce que l’écrivain se nourrit des réflexions, des témoignages, des histoires de ces (surtout cette) maîtresse pour en faire la matière de ses romans. Elles en sont flattées malgré tout même si le sentiment d’avoir été pillée et exhibée peut les indisposer. Frappe, comme chez Roth, cette tension entre la légèreté et la cruauté de relations sentimentales et sexuelles, tout ce romanesque qui se brise sur des réalités comme la maladie, ou des scènes conjugales où on se retrouve contraint à l’aveu, à une discussion au cours de laquelle c’est la douleur qui prime comme un retour d’un réel qui avait été voilé par le charme et le piment des relations adultérines. Desplechin fait du Desplechin et il le fait très bien.
Tralala est le nom du personnage interprété par Mathieu Amalric, un chanteur de rue sans le sou qui squatte un appartement parisien dans un immeuble promis à une proche démolition. Alors qu’il zone près de la Gare Montparnasse, une apparition le saisit. Cette jeune femme lumineuse tout en bleu est pourtant bien réelle ; après avoir bu un verre avec lui, elle va payer, laisse la monnaie, plusieurs billets, et oublie un briquet à l’effigie de la Vierge et estampillé Lourdes non sans lui avoir répété cette formule sibylline : « ne soyez pas vous-même ». Fort de cette injonction, Tralala part à Lourdes, mère patrie des frères Larrieu, à la recherche de la belle inconnue. Tel est le point de départ de cette comédie musicale, écrite en partie par les Larrieu, en compagnie de Philippe Katerine, Étienne Daho, Dominique A, Bertrand Belin, Jeanne Cherhal et qui nous transporte de bonheurs en surprises sans jamais singer la perfection d’un genre si balisé. Ils frayent leur chemin, plus incertain, plus multiple, pour raconter des vies qui ont été brisées dans leurs élans et que l’apparition de ce Tralala, accueilli comme le fils prodige qu’on pensait mort, va faire renaître. C’est parce qu’il n’est rien, en tout cas pas celui que cette mère, ce frère, ces neveux, ces anciennes amantes croient ou font mine de croire, qu’il va réveiller leurs rêves enfouis, devenir le catalyseur d’un nouveau souffle de vie. Les comédiens interprètent eux-mêmes les chansons et cela confère à cette comédie musicale un charme particulier, une fragilité touchante ou une tournure plus consistante avec Bertrand Belin, qui incarne le frère du disparu. Il faudra revenir plus longuement sur ce film, un des bonheurs de cette édition 2021, projeté en séance de minuit, pour mieux en déployer les beautés secrètes, les sens qu’il suggère sans les asséner : notre besoin de croire, une façon d’être ce que les autres font de nous, tout un jeu de qui perd gagne, la vie qui nous échappe…
Ce soir, un vrai feux d’artifice, celui du 14 juillet.
14 juillet 2021