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Festivals

Cannes 2021 – Blogue no. 5

par Jacques Kermabon

Le grand écart

Un festival doit-il revendiquer une ligne et dessiner une programmation affirmée ou se donner comme mission de rendre compte de la diversité du cinéma à un instant T ? Avec sa programmation pléthorique, Cannes relève clairement de la seconde option, propice à de grands écarts.

Les Olympiades, nom d’un quartier du treizième arrondissement parisien, est adapté de quelques récits extraits de la bande dessinée d’Adrian Tomine, Les Intrus. Jacques Audiard, en pleine maîtrise de ses moyens, s’en tient au service minimum. Mise en scène, interprétation, chassés-croisés tressés par le scénario, tout est impeccable dans ce film qui surfe sur l’air du temps : mixité des couples et de la représentation, mal de vivre des jeunes diplômés déclassés, banalisation des sites de rencontres et du porno, pression des réseaux sociaux, polyamour… À côté de la romance principale, une relation connexe se noue entre deux femmes sur le mode « elles n’auraient jamais dû se rencontrer », mais le tout est enrobé dans la rhétorique de la comédie romantique la plus classique, celle d’une rencontre entre un homme et une femme, qui s’aiment sans savoir s’aimer, se séparent et, in fine, après bien d’autres expériences – sexuelles plus que sentimentales, nous sommes au XXIe siècle – finissent par comprendre qu’ils sont faits l’un pour l’autre. Le happy end a un bel avenir devant lui.

À l’autre bout du spectre, Apichatpong Weerasethakul nous immerge dans des sensations inédites, se confronte à des phénomènes qui nous échappent, des sons énigmatiques, les forces de l’esprit, les effets vaporeux de la mémoire. On aurait pu craindre que la présence de Tilda Swinton dans Memoria déporte le réalisateur thaïlandais vers un cinéma plus consensuel. Il n’en est rien, la comédienne et productrice britannique se fond parfaitement dans la lenteur hypnotique du cinéaste. Tout est à la fois concret, la Colombie, des conversations, des pierres, une rivière, des arbres, des sons surtout. Comment les décrire, comment transmettre à un ingénieur du son la matière de cette déflagration entendue pour la reconstituer et tenter de l’identifier, ce bruit, que nous sommes les seuls à entendre avec la protagoniste. Hallucination ? Réminiscence ? Transmission d’une mystérieuse entité ? Je n’ai pas mémorisé le nom du personnage incarné par Tilda Swinton, une cultivatrice d’orchidées venue à Bogota rendre visite à sa sœur malade, mais une confrère a remarqué qu’elle s’appelait Jessica Holland, comme la femme envoûtée de Vaudou (1943), de Jacques Tourneur. Avec sa fixité, ses plans longs, que nous avons le temps de détailler dans leurs moindres détails et frémissements, Memoria décuple l’acuité de notre attention, tout peut faire signe, cet homme qui affirme que les pierres conservent la mémoire des événements passés voire de conversations, cette archéologue (Jeanne Balibar) qui décrit le squelette exhumé d’une jeune femme lors de la construction d’une route, il date de plusieurs millions d’années et a un trou dans la tête – un rituel sans doute. Il est aussi question des Invisibles, ce peuple qui ne sort jamais de la forêt amazonienne et dont les anciens se regroupent parfois pour unir la force de leurs esprits contre ceux qui creusent des passages dans cette forêt. Toutes ces pistes qui suggèrent un monde plus grand que nous, plus riche que ce que nous percevons rationnellement, n’ont pas vocation à être dévoilées.  Elles flottent comme des hypothèses et se transmuent en intensité poétique.

Lors des séances officielles, les films ont le plus souvent été chaleureusement applaudis par des festivaliers qui savouraient le bonheur de retrouver le grand écran de la salle Lumière, en présence des équipes, tout aussi émues de renouer avec ce rituel et les plus de 2000 spectateurs de cette salle. Ce fut encore le cas pour le dernier film de la compétition, Les Intranquilles, de Joachim Lafosse, porté par un Damien Bonnard époustouflant. Ce peintre attentif à son jeune fils nous apparaît d’abord quelque peu fantasque et hyper actif même si on perçoit une légère tension chez ses proches, sa femme, son galeriste. On comprend au bout d’un moment le caractère pathologique de son comportement et un passé de séjours psychiatriques. Le film nous fait vivre au plus près cette bipolarité dévastatrice et insoluble. Exalté, le peintre clame qu’il va très bien et qualifie les autres de sinistres, de timorés. Cette vie à deux cents à l’heure qu’il prend alors à bras-le-corps, attire en même temps qu’elle terrifie dès lors qu’elle atteint ses limites. Il doit alors être assommé à doses de Xanak et dort à longueur de journée. Damien Bonnard excelle pour restituer cette existence sur un fil, tour à tour tendre, séducteur, convaincant, drôle, dissimulateur, éloquent avec mauvaise foi, angoissé, assailli par des sentiments de culpabilité, éperdu, et provoquant chez sa femme (Leïla Bekhti) un tournoiement, qui ne s’apaise jamais, de fascination amoureuse, de désarroi, de peur, de colère.

Post-scriptum

À l’issue d’une édition qui a su mettre à mal toutes les tentatives de pronostics, Titane de Julia Ducournau a reçu la Palme d’or des mains du jury présidé par Spike Lee. Pour voir le palmarès complet, c’est ici.


18 juillet 2021