Cannes 2022 – Blogue no. 1
par Jacques Kermabon
OUVERTURES
Au risque de rappeler une évidence et de paraître mièvre, un des plaisirs des festivals de cinéma, et en particulier celui de Cannes, tient à ces moments irremplaçables où, au plaisir de découvrir des films en exclusivité s’ajoute l’émotion particulière que procure la présence de celles et ceux qui y ont contribué. Ce sont aussi certaines prises de paroles inattendues comme celles qui ont émaillé la cérémonie d’ouverture.
Si la bulle cannoise dans laquelle nous évoluons pendant une quinzaine de jours ne peut rester sourde aux tempêtes du monde, elle doit éviter d’instrumentaliser le cinéma au service de causes, aussi justes soient-elles, au risque de revendiquer avec une grandiloquence déplacée un pouvoir direct du septième art sur le cours des choses. Les propos tenus lors de la cérémonie d’ouverture se sont tenus sur cette ligne de crête avec force et dignité. Il y eut ceux de la maîtresse de cérémonie, Virginie Efira : « Le cinéma ne change peut-être pas le monde, mais s’il pouvait seulement lui servir d’exemple… Au milieu de notre nuit résiste une note d’espoir et de chance qui nous dépasse et qui nous unit. », qui, aussi convenus soient-ils, ne mettaient pas le cinéma plus puissant qu’il ne peut l’être. Puis ce fut la Palme d’honneur attribuée à Forest Whitaker, acteur exceptionnel et créateur de la fondation Whitaker Peace and Development Initiative (WPDI), consacrée à promotion de la paix : « Il nous faudra des années pour dépasser le traumatisme de ces dernières années et les cinéastes, quant à eux, relatent ces réalités-là de la vie. Ils nous aident à donner un sens au monde. » Vincent Lindon, président du jury, de son côté, posa, dans un excellent discours, quelques questions : « Ne devrait-on pas évoquer depuis cette tribune, qui concentre pour un temps tous les regards du monde, les tourments d’une planète qui saigne, qui souffre, qui étouffe et qui brûle dans l’indifférence des pouvoirs ? Oui, sans doute. Mais que dire, sinon de neuf ou au moins d’utile ? (…) Doit-on user de sa notoriété, aussi modeste soit-elle, pour porter haut et fort la parole des sans voix ? Ou, au contraire, refuser d’exprimer publiquement notre position dans des domaines où nous n’avons ni légitimité et compétence particulière ? (…) Pouvons-nous faire autre chose qu’utiliser le cinéma, cette arme d’émotion massive, pour réveiller les consciences et bousculer les indifférences ? »
La prise de parole en direct du président ukrainien Volodymyr Zelensky depuis Kyiv porta à son incandescence ce questionnement sur le rôle du cinéma quand il évoqua la figure du Dictateur de Chaplin dont il rappela certaines des formules de son discours final. Les mots de Chaplin, leur humanisme, résonnent encore aujourd’hui, preuve à défaut que leur pertinence n’a eu qu’une portée limitée. Le président ukrainien l’a clairement dit tout en appelant de ses vœux un Chaplin contemporain : « On aurait pu croire que tout le monde avait compris que l’horreur de guerre de grande envergure qui peut embraser l’ensemble du continent n’aurait aucune suite. Mais de nouveau, à l’époque comme maintenant, il y a un dictateur. De nouveau il y a une guerre pour la liberté. De nouveau, le cinéma ne doit pas être muet. »
Au regard de cette présence du poids de l’histoire, allégée toutefois par un délicat hommage à Johnny Hallyday par un Vincent Delerm au piano faisant reprendre la salle en chœur le refrain « Que je t’aime », le risque n’était pas mince que la comédie d’ouverture, Coupez !, de Michel Hazanavicius souffre de la comparaison. Hazanavicius n’est jamais autant à l’aise que dans le pastiche ou dans des productions qui interrogent avec humour le cinéma, même si a pu avoir de sérieuses réserves quand il s’est penché sur Jean-Luc Godard.
Avec ce remake du film japonais de Shin’Ichirô Ueda, culte chez les amateurs de genre, mais dont nous ignorions jusqu’à l’existence, Hazanavicius a réussi son pari. Tout y est improbable, il faut l’accepter. L’action se déroule en trois actes : un film gore en un seul plan séquence bien souvent chaotique ; les circonstances qui ont amené un réalisateur médiocre à être embringué dans ce projet ; les coulisses de la réalisation de ce direct. Dans cette dernière partie, la plus réjouissante, le spectateur jubile, de comprendre les raisons de certains partis pris de mise en scène qui lui étaient apparus douteux et les trésors d’ingéniosité mis en œuvre pour éviter la catastrophe. En passant, le film se moque du manque d’exigence de certaines réalisations, incarné par le producteur prêt à s’adapter face à chaque obstacle. On imagine le tournage de Coupez ! sous le signe du rire ; il se révèle contagieux.
Mais la véritable ouverture du festival s’était tenue dans l’après-midi, avec, quarante-neuf ans jour pour jour après sa présentation au Festival de Cannes de La Maman et la Putain, la projection du chef d’œuvre de Jean Eustache dans une copie restaurée 4K.
Ce n’est pas sans une certaine appréhension que nous avons abordé ces retrouvailles. Le film sera-t-il à la hauteur des bribes de souvenirs, des bouffées d’affects qui sont demeurées gravées en nous ? Ce dandysme parisien entre les Deux Magots et le Café de flore, l’oisiveté du personnage d’Alexandre (Jean-Pierre Léaud), un volume de La Recherche toujours à la main, le charme incomparable de Veronika (Françoise Lebrun), son monologue bouleversant quand elle est ivre, la grâce et la lucidité de Marie (Bernadette Lafont), les prises de parole péremptoires d’Alexandre, ses considérations sur Le Train bleu, restaurant de la Gare de Lyon, qui permet de voir la ville d’un côté et de l’autre une aspiration à la nature, sa façon de faire le lit en s’affalant d’un coup les bras écartés les mains tenant fermement à la fois les coins des draps et de la couverture. Il y aurait tant à dire sur les raisons qui ont fait que ce film a marqué à ce point ceux qui ont eu la chance de le voir sur grand écran d’abord, à la télévision ensuite. Il était devenu presque invisible. Grâce soit rendue à Charles Gillibert, nouveau patron des Films du Losange, d’avoir trouvé un accord avec le fils du réalisateur, Boris Eustache, pour redonner à La Maman et la Putain tout son éclat.
Le film n’a rien perdu de sa force et relègue la plupart des productions que nous encensons semaine après semaine au rang d’œuvres mineures. Le temps manque ici pour dire à quel point que ce film touche encore. Il y entrerait des considérations personnelles, le constat d’une lucidité sur l’époque qui résonne encore aujourd’hui et une certaine difficulté à trouver les mots à la hauteur d’un film dont une des beautés tient à son côté littéral, son absence de fioritures, sa vérité. On le sait, cette fiction fait écho de mille manières plus ou moins diffractées à la propre vie de Jean Eustache. Mais on ne saurait réduire, pas plus que chez Pialat, le film à ce pacte autobiographique.
Première constatation à l’issue de cette projection cannoise : La Maman et la Putain fait rire. On avait oublié que cette comédie de mœurs qui revisite les conventions d’un triangle amoureux est aussi riche de situations et de dialogues très drôles, telles les provocations d’Alexandre, son art de dissimuler sous une rhétorique pétrie de mauvaise foi des comportements indéfendables.
Et puis, j’avais associé une bonne part de l’intensité du film à son art de ménager de longues plages de durées : des monologues, des chansons entendues dans leur intégralité, une façon d’enchaîner des moments, des plans qui s’attardent, des séquences finalement plus isolées les unes des autres par des fondus au noir que mues par un dynamique d’engrenage. Je n’avais jamais perçue à quel point cette prégnance du présent, sa densité, était habitée d’autres temps : un passé d’abord, source de nostalgie dans beaucoup des propos de certains personnages masculins ; des récits dont le film regorge et qui déploient des fictions parallèles, une autre dimension ; et surtout les douleurs sourdes des personnages, tues, dissimulées sous un fatras de mots et de postures et qui se révèlent peu à peu.
Il faudrait aussi prendre le temps de dire que La Maman et la Putain est un film d’amour, qui s’ouvre et s’achève par une demande en mariage, et que ce chef d’œuvre du cinéma est aussi un grand roman. Françoise Lebrun et Jean-Pierre Léaud étaient présents, longuement ovationnés à la fin de la projection. Nous étions nombreux à avoir les larmes aux yeux.
Le festival a bien commencé.
18 mai 2022