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Festivals

Cannes 2022 – Blogue no. 2

par Jacques Kermabon

Un début de festival en demi-teinte

Pendant le Festival de Cannes, le temps prend une consistance particulière, finalement assez paradoxale. On a le sentiment d’en manquer, de courir d’une projection à l’autre, d’en perdre aussi, en gérant sa réservation des billets en ligne ou en accumulant le temps d’attente avant que la projection commence (mieux vaut arriver tôt si on veut être bien placé). En même temps, au bout de deux jours de festival, on a l’impression d’avoir vécu plusieurs vies. Les expériences qui s’enchaînent sur les écrans et sur lesquelles nous projetons un peu de nos existences, ces espaces et ces temporalités multiples, contribuent sans doute à ce sentiment.

L’an passé, Un certain regard s’était ouvert avec Onoda, un film de guerre d’Arthur Harari. C’est un film de guerre qui a fait, cette année encore, l’ouverture de cette section. Mais à peu près tout oppose ces deux productions. Tirailleurs, de Mathieu Vadepied, évoque l’enrôlement de force d’Africains pendant la Première Guerre mondiale vu du point de vue de ces derniers, en particulier celui d’une famille sénégalaise, via un père (Omar Sy) qui prend les armes en trichant sur son âge et se retrouve dans les tranchées de la Somme pour protéger son fils enrôlé par l’armée française. La mise en scène déroule son scénario, programmé pour que le téléspectateur – plusieurs chaînes de télévision généraliste sont parties prenantes – soit pris par la main et suive, sans une once de mystère, ce récit poignant et édifiant avec ses rebondissements calculés, ses bons sentiments, ses parallèles sans subtilité (les rapports entre le père et le fils venus du Sénégal et ceux entre le jeune officier français et son géniteur, général du bataillon). On espère toujours que Un certain regard mette en avant des approches un tant soit peu novatrices, mais il faudra patienter.

Précédé d’une vague rumeur flatteuse, Rodéo, de Lola Quivoron, a su séduire quelques commentateurs. La réalisatrice y déploie une intrigue dans l’univers qu’elle avait filmé dans Au loin, Baltimore (2016), son film issu de la FEMIS, sur de jeunes fondus de motos qui passent une partie de leur temps à se confronter dans des voltiges aussi impressionnantes que vaines, l’essentiel étant de prendre des poses acrobatiques en restant le plus longtemps possibles sur la roue arrière. À celles et ceux qui prétendent que la jeunesse est particulièrement sensible à la cause écologique, Rodéo prouve que la question n’est pas uniquement générationnelle. Il existe des jeunes gens qui prennent plaisir à disperser polluants et particules fines dans l’atmosphère pour la seule beauté du geste. Le récit repose sur la trame conventionnelle du film de casse à la fin tragique annoncée : celle du voleur qui ambitionne un dernier coup pour se ranger des affaires et se mettre enfin au vert. Air du temps oblige, dans cet univers masculin de la moto, tout gravite autour de Julia (irradiante Julie Ledru), astre noir mal né, sans attache et qui a conservé la mine butée d’une adolescente farouche. Lola Quivoron confirme sa fascination pour ces fondus des deux roues – même s’il y a aussi des quads dans le paysage – et sa caméra leur colle aux basques caméra à l’épaule. Dès que le filmage sort de son mouvement convulsif impulsé par les déplacements des personnages, on peine à en comprendre les partis pris si ce n’est un désir de variations et d’arabesques, une gratuité finalement à l’image de ces rodéos motorisés sur le bitume.

 

On dit souvent que les cinéastes ont tendance à bâtir leurs premiers films sur une veine autobiographique. James Gray, qui nous a tant de fois éblouis et emprunté bien des genres (Little Odessa, The Yards, We Own the Night, Two Lovers, Ad Astra) s’autorise seulement aujourd’hui à livrer ses Quatre cents coups – nous sommes dans les années 1980 et ce n’est plus une machine à écrire que les jeunes collégiens volent, mais un ordinateur – en nous plongeant dans le Queens de son enfance. Moins spectaculaire que ses œuvres précédentes, Armageddon Time raconte comment un jeune garçon qui se rêve en nouveau Kandinsky – peintre découvert lors d’une visite de classe au Guggenheim – voit se complexifier et se forger son univers mental et moral. On appelle cela un récit d’initiation. Après Les Huit Montagnes (Le Otto montagne) de Charlotte Vandermeersch et Felix van Groeningen, une histoire d’amitiés masculines entre deux enfants sur fonds d’alpages italiens, Armageddon Time explore la complicité, cette fois urbaine, entre un gamin d’une modeste famille juive et un jeune noir déclassé – il vit avec sa grand-mère malade – et rebelle à l’autorité. James Gray filme à hauteur d’enfant, à la mesure de rêves naïfs, de détestation de la famille, de la perception biaisée de secrets que les adultes pensent ne partager qu’entre eux, sur fonds de racisme, de souvenirs de l’Holocauste, d’arrivée au pouvoir du Républicain Ronald Reagan (un pré-trumpisme ?). Gray dépeint, avec une belle sensibilité, le creuset de son enfance au sein d’une famille à la fois singulière et à l’image de tant d’autres. Cela dit, difficile d’en sortir exalté. Après quelques jours, le festival est encore en rodage.


20 mai 2022