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Festivals

Cannes 2022 – Blogue no. 3

par Jacques Kermabon

De l’Histoire à l’intime

Difficile de trouver un lien entre les deux films que nous retenons de cette troisième journée sur La Croisette, Mon pays imaginaire de Patricio Guzmán et Frère et Sœur d’Arnaud Desplechin.

Le réalisateur chilien, dans ces derniers films, en tissant des liens subtils entre différents espaces et régimes d’images, a signé des essais personnels très (Nostalgie de la lumière, 2010) ou moins (La cordillère des songes, 2019) inspirés. Mon pays imaginaire commence par des souvenirs, sa chance de croiser Chris Marker alors qu’il filmait ce qui allait devenir La bataille du Chili (1973), ample fresque sur l’élan qui conduisit à l’élection de Salvadore Allende et les événements qui ont précipité sa chute. Arrêté après le coup d’état qui a conduit Augusto Pinochet, Guzmán fut interné dans le stade de Santiago, filmé ici encore comme dans chacun de ses films. Un conseil de Marker ne l’a jamais quitté : « si tu veux filmer un incendie, filme la première étincelle » [je cite de mémoire].

À 80 ans, Guzmán s’est retrouvé à la naissance d’un nouvel espoir, une révolte de la jeunesse chilienne, déterminée, courageuse, sans leader, sans revendication autre que de renverser un pouvoir qui a laissé trop de personnes sombrer dans la misère, un mouvement où les femmes ont joué un rôle déterminant. « J’étais là, dit-il, quand le peuple chilien a voté pour une nouvelle constitution et a obtenu une majorité de 80 % en faveur d’une Assemblée constituante. J’étais là quand un nouveau président de gauche de trente-cinq ans, Gabriel Boric, a été élu avec 56 % des voix. » Guzmán n’a pas besoin d’insister sur ce qu’il ressent. Au regard de ses précédents films, il se met en retrait pour filmer la rue, les manifestations, la violence de la répression policière, la décision du gouvernement de décréter un couvre-feu et de faire intervenir l’armée, mais surtout l’extraordinaire détermination de ce peuple en nombre dans la rue. Il donne la parole à des femmes, elles témoignent de leur engagement, analysent cet événement sans précédent, ce referendum qui a permis qu’une assemblée de citoyens décide d’élaborer une nouvelle constitution.

Si la situation – mouvement spontané, défiance à l’égard des politiques et de la police, élection gagnée contre l’extrême droite – fait écho à des situations d’autres contrées, elle frappe ici par son ampleur. Il faut voir ces foules dans les rues, ou cette chanson écrite par trois femmes, qui, faisant le lien entre pouvoir et machisme, est devenue quasiment un hymne à la résistance repris en chœur par des centaines de manifestantes dans une impressionnante chorégraphie. L’élection de Gabriel Boric a eu lieu le 19 décembre 2021, avec ce film, Guzmán nous permet de mieux mesurer l’ampleur de cet événement.

Avec Arnaud Desplechin on touche au cœur de l’intime. Frère et Sœur est le premier film à avoir été hué à la fin de sa projection de presse, signe qu’au moins il divise. Desplechin renoue avec sa veine autobiographique persistant sur la pente qui lui a valu quelques déboires quand des personnes de son entourage lui ont reproché de se nourrir de confidences qu’elles ne voulaient pas voir étalées sur la place publique. Dans un moment de Frère et Sœur, Alice (Marion Cotillard), actrice, reproche à son frère Louis (Melvil Poupaud), écrivain, la façon dont il a écrit sur elle, sur eux. Cet échange ne vaut que comme une incise parmi d’autres et n’a pas la prétention d’expliquer la haine que Alice voue à son frère. Aucune des raisons suggérées ne prétend l’expliquer. La cause de cette inimitié n’est d’ailleurs pas le sujet de Frère et Sœur, comme si le film posait une équation dont on ne connaîtrait que les inconnues. La résolution interviendra néanmoins à la toute fin par un pardon aussi arbitraire que cette détestation qui gangrène tous les liens de cette famille que des circonstances dramatiques réunissent.

Desplechin fait preuve d’une indéniable maîtrise dans la direction d’acteur avec ce savant mélange de rire et de drame, un art du déséquilibre où des sourires surgissent sur les lèvres de ses protagonistes à des moments de tension mais qui peuvent, l’instant d’après, se muer en larmes ou en cris. Toutefois, même si un ami psychiatre (Patrick Timsit) a une place déterminante dans le dispositif, la matière psychologique que ce rapport entre un frère et une sœur semble appeler n’en est pas la clé. Comme si importait avant tout de tester des hypothèses, de ménager des échos à l’intérieur de la fiction et en liens avec d’autres films, d’opérer des déplacements autant par rapport à ces références qu’aux ingrédients autobiographiques qui valent moins comme déballage que comme une matière éprouvée à malaxer, à étoffer, pour élaborer quelque chose plus grand que la vie. Si ce souci de s’extraire du naturalisme est louable, le risque n’est pas loin de laisser apparaître cette opération comme un exercice de style.


21 mai 2022