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Festivals

CANNES 2022 – BLOGUE NO. 4

par Jérôme Michaud

Il y a bien quelque chose comme une euphorie teintée d’inquiétude qui plane sur Cannes cette année. Je n’ai probablement pas été le seul à avoir vécu un moment à glacer le sang lorsqu’un escadron de jets supersoniques est passé au-dessus de Croisette le 18 mai dernier. La crainte a vite laissé place à un sourire, tout de même contrarié, lorsque j’ai compris qu’il agissait d’un coup de promo pour le tapis rouge de Top Gun: Maverick.

Tous les bouleversements des dernières années sont au festival, dans les films et dans nos têtes, dont la guerre en Ukraine, quelque chose qui apparaît toujours inconcevable au sein d’un milieu artistique international comme celui du cinéma. À cet égard, la disparition du cinéaste lituanien Mantas Kvedaravicius, tué par l’armée russe en Ukraine le 30 mars dernier, a eu l’effet d’un choc.

Mariupolis 2

Au moment de son décès, l’auteur de Mariupolis (2016), documentaire sur la ville de Marioupol et ses habitants, témoignait du conflit actuel dans la même ville. In extrémis, le Festival de Cannes a ajouté Mariupolis 2 à sa programmation, un film terminé par les collaborateurs de Kvedaravicius à la suite de sa mort. Rarement le cinéma a pu répondre aussi vite à l’Histoire et montrer des événements qui remontent à deux mois seulement.

Disons-le d’emblée, Mariupolis 2 n’est pas l’un des plus grands documentaires de guerre de l’histoire. Il s’agit davantage d’un assemblage cohérent et absolument honnête dont le matériel filmé n’était peut-être pas aussi abondant qu’on l’aurait souhaité au montage. Le cinéaste accompagne un groupe de personnes, principalement des ainées, s’étant réfugié dans une église de Marioupol. On découvre lentement leur quotidien, entre cuisine, balayage et prières. L’angoisse qui les habite est palpable, parfois au détour d’un simple phrase comme « au moins, il fait beau ».

Le paysage environnant est complètement dévasté et le film y revient systématiquement avec de longs plans tournés à partir d’un même toit. Ceux-ci montrent l’horizon enfumé qui fait écho aux innombrables explosions qui nous parviennent de la trame sonore. Mariupolis 2 documente la banalité d’un contexte anormal, dont la férocité contraste avec la bonhomie et l’innocence des personnes présentées.

Portrait d’une communauté de civils au cœur d’une guerre, l’œuvre est absolument poignante, encore plus lorsqu’on apprend que l’église ne peut malheureusement plus les aider, que les réfugiés devront la quitter et trouver eux-mêmes une solution à leur sécurité. Ce point de rupture retourne le film vers le présent et nous replonge dans l’actualité. On ne se demande plus « où vont-ils aller ? », mais, alors que Mariupol est officiellement tombé depuis quelques jours, « où sont-ils allés ? » Et on ose à peine se demander, le cœur serré : ont-ils survécu ?

La Femme de Tchaïkovski

Même si La fièvre de Petrov ne s’est curieusement pas encore rendu au Québec, on pouvait déjà profiter d’un nouveau film de Kirill Serebrennikov sur la Croisette : La Femme de Tchaïkovski. Grâce à une reconstitution historique forte et crédible comme l’était celle de Sunset de László Nemes, l’iconoclaste cinéaste russe, auteur de Leto en 2018, frappe encore un grand coup avec ce portrait tourmenté d’Antonina Milioukova, ex-femme du compositeur Tchaïkovski.

Le célèbre artiste, qui préférait les hommes, a été son époux quelques mois et n’aurait jamais réussi à obtenir le divorce après l’avoir quittée. Ce refus – et la rancœur qui le motive – constitue l’enjeu nodal d’une œuvre dont la mise en scène somptueuse ouvre sur un onirisme dans des plans-séquence ponctués d’ellipses temporelles qui rappellent Angelopoulos. Si son film présente une trame amoureuse assez facile d’approche, ses envolées formelles, de la force et de la trempe de celles de son collègue Zvyagintsev, sont constitutives d’une approche filmique rigoureuse et généreuse.

S’il y a un écart de classe qui pouvait éloigner les deux époux, le cinéaste russe fait de l’asymétrie de leur amour le déclenchement de tiraillements qui n’en finiront plus de finir. Dans La Femme de Tchaïkovski, le lien affectif est unidirectionnel, Milioukova étant littéralement obsédé par Tchaïkovski alors que celui-ci n’éprouve presque rien pour elle. Le mariage l’arrange et c’est tout. Les tourments de Milioukova sont nombreux et Serebrennikov dégage tout le tragique d’une relation arrangée à l’insu d’une de ses parties, et en montre les conséquences dans la durée. Il y a une forme de résistance de Milioukova à l’instrumentalisation qu’elle subit, mais la situation la dépasse dramatiquement.

Déconnecté de l’actualité, le film s’inscrit tout de même dans notre monde. Telle que mise de l’avant par Serebrennikov, l’affirmation de l’homosexualité de Tchaïkovski, qu’on a souvent souhaité taire, trouve écho dans une Russie où l’homophobie est forte, que l’on pense seulement aux violentes persécutions en Tchétchénie.

Eo

Il y a parfois des cinéastes ou acteurs qui adoptent des postures idéologiques progressistes après avoir atteint un certain niveau succès dans leur carrière. On pense par exemple à la quête environnementaliste que Leonardo DiCaprio s’est donnée tardivement. Jerzi Skolimowski suit en quelque sorte cette tendance, signant avec Eo un Au hasard Balthazarantispéciste à la mise en scène dense, mais réussie.

Devant quitter le cirque où il vit contre le gré des circassiens qui prennent soin de lui, l’âne, Eo, ne cessera d’être trimbalé, prenant parfois quelques rares initiatives. Il est plongé au cœur d’un barbarisme humain très masculin où on va jusqu’à le battre sans raison. Quelques rencontres plus heureuses le conduisent sur de meilleurs terrains, mais la souffrance marque sa traversée nomade. Skolimowski connecte ingénieusement l’âne à un large réseau d’autres animaux tout au long des scènes, ce qui rend manifeste son désir de reconnaissance de la vie animale de façon plus large.

Eo présente les périples d’un âne au détriment des autres personnages du film, souvent dans une proximité presque invasive qui s’apparente à Cow d’Andrea Arnold. Cette façon d’accompagner l’animal est d’ailleurs assez convenue dans les documentaires de création contemporains sur les animaux (Los Reyes de Bettina Perut et Iván Osnovikoff par exemple) et le cinéaste polonais y adhère bien.

Le réalisateur d’Essential Killing (2010) n’a pas peur d’en mettre lorsque vient le temps de rendre prégnante l’expérience subjective de l’âne : ralenti, caméra mobile longeant le sol, colorisation de l’image en rouge, surimpression, assourdissement des sons, caméra subjective et on en passe. Il y a également une surcharge musicale évidente et assumée, mais dont les éléments sonores, allant jusqu’à l’électro-rock infernal, cohabitent à merveille avec l’image. Skolimowski démontre une belle sensibilité pour son sujet et c’est ce qui lui permet de faire une œuvre formellement chargée pour parler d’un sujet délicat sans pour autant avoir l’air de défendre des valeurs de façon trop dogmatique.


22 mai 2022