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Festivals

CANNES 2022 – BLOGUE NO. 5

par Jacques Kermabon

La compétition en vitesse de croisière

Prenez un couple de mannequins, un beau blond et une belle brune élancée, influenceuse, imaginez qu’ils sont invités pour une croisière de luxe , faites-les rencontrer des hyper-riches dont un Russe qui « vend de la merde » comme il le revendique lui-même – il a fait fortune dans les engrais après l’effondrement du système soviétique –, un Américain dans le secteur informatique, un attendrissant couple de vieux Anglais devenus riches en « vendant des outils pour défendre la démocratie » –  entendre marchands d’armes –, encadrez tout ce beau monde par une ribambelle d’hôtesses accortes chapeautées par une manager tout sourire, pourvoyeuse d’entrain, et qui a aussi sous ses ordres une cohorte de femmes de ménage asiatiques qu’on imagine sous-payées et vous aurez une première idée de la nouvelle charge sarcastique de Ruben Östlund, Sans filtre (Triangle of Sadness).

Pour jubilatoire qu’il soit, le film ne se résume pas à un jeu de massacre, à un travail de caricaturiste. Au-delà de leurs postures sociales, les personnages existent et évoluent au gré des péripéties dans lesquelles ils sont emportés jusqu’à, pour certains, échouer sur une île où les rapports de force vont être bouleversés. Leurs fortunes, leurs Rolex et Patek Philipe ont moins de poids que la capacité de pêcher à main nue ou de savoir allumer un feu sans ustensile.

Sans filtre appartient à ces œuvres dont on se remémore les séquences entre spectateurs pour en prolonger le plaisir. Le prologue, une sorte de reportage filmé à l’occasion d’un casting masculin pour des publicités, mérite à lui seul le détour. Il donne le ton d’un film à la lumière crue, sans ombre, tout un art de mettre en lumière et d’appuyer sur le ridicule de nos travers contemporains. On n’oublie pas non plus, sur fonds de tempête apocalyptique et de beuverie homérique, le dialogue, à coup d’échanges de citations complices, entre le capitaliste Russe biberonné à la culture communiste et le capitaine du paquebot, un Américain marxiste. On pourrait qualifier Ruben Östlund de cynique, mais n’est-ce pas plutôt notre monde, les valeurs dominantes qu’il promeut et leurs mises en scène publicitaire et médiatique qui le sont ?

Les Amandiers pourrait évoquer un souvenir d’enfance quelque part dans le sud. Si le film revient effectivement sur des années passées, la fin des années 1980, il s’agit de mois passés par Valeria Bruni-Tedeschi à l’école du Théâtre des Amandiers de Nanterre dirigé par Patrice Chéreau. Un court métrage de Noémie Lvosky, Dis-moi oui, dis-moi non(1989), porte la trace de ce creuset de talents. On y croise Emmanuelle Devos, Valeria Bruni-Tedeschi, Emmanuel Salinger, Olivier Py, emportés dans un tourniquet permanent, un mouvement perpétuel à l’image des atermoiements des sentiments qui perdent et scellent les rapports entre les personnages.

Il est assez logique de retrouver Noémie Lvosky comme coscénariste des Amandiers, fiction nourrie par les souvenirs de ces apprentis comédiens, au premier rang desquels ceux de la réalisatrice, Valeria Bruni-Tedeschi, incarnée par une Nadia Tereszkiewicz bouleversante. Bruni-Tedeschi restitue par sa mise en scène la vivacité et l’énergie de ces années, en dépeignant une promotion, depuis les différentes phases de sélection, l’évolution de leur formation – dont un stage à New-York à l’Actor’s Studio – jusqu’à une mise en scène de Platonov pour la grande salle des Amandiers, tout en partageant une partie de la vie de ces jeunes gens issus de différents milieux, les amitiés qui se nouent, leurs doutes, leurs amours, les moments d’exaltations et de désespoirs, les secrets et les confidences, la peur du Sida aussi, toute une communauté emportée par un Patrice Chéreau (Louis Garrel) d’une exigence absolue.

Témoignage d’une époque, d’un génie du théâtre – bien sûr par moments injuste et insupportable –, réflexion en acte sur le métier d’acteur, Les Amandiers exigeait une distribution sans faille. Pari réussi, citons, parmi d’autres, Sofiane Bennacer, Clara Bretheau, Noham Edje, Vassili Schneider, Eva Danino, Liv Henneguier, Baptiste Carrion-Weiss. Il y a de fortes chances que nous ayons l’occasion d’écrire leurs noms dans les années qui viennent.

 


23 mai 2022