CANNES 2022 – BLOGUE NO. 7
par Jérôme Michaud
Un autre cinéma
Cannes n’est pas reconnu pour présenter une sélection très aventureuse si on la compare à d’autres festivals. Cela dit, La Quinzaine des réalisateurs se démarque souvent. Mais qu’en sera-t-il l’an prochain lorsque le délégué général Paolo Moretti n’y sera plus ? Nombreux ont été les cinéastes à lui envoyer des fleurs et à signaler son audace de programmation lors de la présentation de leur film. Émotif, João Pedro Rodrigues a insisté plus longuement que les autres sur le travail de Moretti, et les deux hommes ont fini par se faire une accolade sur scène, moment émouvant qui laisse voir à quel point il est difficile de faire des films différents – et de les diffuser ! Accordons donc ici une place à trois films de la marge.
The Natural History of Destruction
Habitué de Cannes, Loznitsa y a fait sa marque avec des fictions, avant d’être invité à présenter ses documentaires d’archives pourtant ambitieux. Après s’être fait décerner une mention par le jury de L’Œil d’or pour Babi Yar. Contextl’an dernier, il revenait cette année avec The Natural History of Destruction. D’un point de vue factuel, le film traite des impacts des bombardements aériens sur les populations civiles lors de la Seconde Guerre mondiale. Comme pour State Funeral, dans lequel il revenait sur les funérailles de Staline, l’intérêt du travail de Loznitsa se situe dans la façon dont il redonne puissamment vie à l’Histoire, lui rendant une saillance oubliée.
Loznitsa compose encore une œuvre absolument marquante qui expose l’absurdité meurtrière des bombardements, une attaque menant nécessairement à une contre-attaque et à une escalade de terreur sans fin. Son pari est de faire un travail d’historien à l’aide de fragments filmiques délaissés. Plutôt que de rapidement monter des archives afin de redonner sens à un moment du passé, il préconise un travail poussé de restauration et de sonorisation des images. Ce procédé donne une actualité fracassante au matériel qu’il monte ensuite avec une précision impressionnante. Dans chacune des séquences, il parvient en grande partie à gommer la discontinuité inhérente aux plans parfois hétéroclites qu’il relie.
On passe du chargement de bombes dans des avions aux bombardements aériens, pour ensuite voir des civils fouiller les décombres de villes ravagées. Loznitsa utilise comme seuls liants textuels des interventions médiatiques de dirigeants allemands et Alliés. La grande force du travail de Loznitsa sur celui d’un historien est d’arriver à transmettre une charge affective qui saisit notre indignation au-delà de la compréhension des faits présentés.
Fumer fait tousser
Bien qu’il ne parvienne pas tant à renouveler son type d’humour, Dupieux assume davantage le fantastique cette fois, tout en conservant son atmosphère habituelle un peu ringarde qui rappelle les années 1990. Les cinq superhéros de Fumer fait tousser forment la Tabac Force, un groupe contre le tabagisme, dirigé par un rat en peluche improbable et répugnant. La bande combat d’étranges animaux mutants qu’on croirait tout droit sortis de l’univers des Tortues Ninja, tout ça pour sauver le monde, rien de moins.
Dans un film truffé d’histoires emboitées qui ne font souvent pas avancer l’intrigue principale, Dupieux réaffirme plus que jamais le plaisir de raconter et de se faire raconter. La situation de départ devient un simple prétexte pour y accrocher d’autres récits et il démontre encore qu’il maîtrise l’art de la digression à merveille. Il a tellement utilisé ce procédé au fil du temps que dès qu’un personnage commence à raconter une histoire, on appréhende instantanément les images qui suivront. Dans ce film, elles sont si nombreuses qu’on se croirait presque dans Jacques le Fataliste et son maître de Diderot.
Avec l’honnêteté d’un bon ado qui ne se serait jamais laissé polluer par la convenance de l’âge adulte, Dupieux ramène à lui seul une grande dose de fraîcheur sur la Croisette et Fumer fait tousser n’est rien de moins que son film le plus savoureux depuis Réalité.
De humani corporis fabrica
Lucien Castaing-Taylor et Vénéra Paravel, les cinéastes derrière Leviathan (2012) et Caniba (2017), foulaient la Croisette pour la première fois avec un film qui, approche audacieuse oblige, s’intégrait bien à la Quinzaine des réalisateurs. Reprenant le titre d’un ancien traité d’anatomie, De humani corporis fabrica porte sur le corps humain, le filme de près, jusque dans sa chair et même de l’intérieur, par l’intermédiaire de caméras miniatures utilisées par des équipes médicales lors d’opérations. Loin de simplement s’en tenir à ces images, c’est avec tout ce qui les accompagne que les cinéastes parviennent à livrer un puissant et angoissant documentaire sur le corps, en soulignant sa vitalité, mais en montrant principalement son dépérissement.
Alors qu’on observe l’intérieur de la boîte crânienne ou de la vessie d’un patient, on entend simultanément, en sourdine, les voix des membres du corps soignant qui discutent, de tout et de rien, dont des problèmes liés à leur travail. Le milieu hospitalier est en quelque sorte lui aussi malade. On voit ainsi des couloirs souterrains dignes d’un bunker. Les cinéastes observent également de près un groupe d’ainés qui ne cessent de répéter les mêmes choses, en boucle, leurs facultés cognitives étant vraisemblablement dégradées. Tout conduit vers une forme de déclin qui n’est peut-être pas que corporel, mais aussi civilisationnel.
Rarement la fragilité et la dégénérescence humaines auront été montrées de façon aussi prégnante et brutale au cinéma – et à Cannes. La lumière est décidément absente de cette œuvre matérialiste qui nous place devant notre finalité corporelle, qui n’ouvre à aucune transcendance. On ne peut que ressentir l’ironie de Castaing-Taylor et Paravel lorsque, tardivement dans le film, la pièce I will survive de Gloria Gaynor résonne lors d’un party de bureau (des employés d’un hôpital?). On sait bien que personne ne survivra.
26 mai 2022