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Festivals

CANNES 2022 – BLOGUE NO. 8

par Jacques Kermabon

Deux belles surprises avant le palmarès

Un enfant est mort. La vie quotidienne est fracturée, le metteur en scène a disposé une pause sonore propice au recueillement, à la sidération. Mais mieux vaut éviter les silences et les chuchotements quand on a un film présenté au Théâtre Debussy en deuxième partie de soirée. Car ils seront ruinés par le martellement des percussions du mal nommé Silencio, espace de fête du casino, qui jouxte le Palais du festival. Les interférences sonores intempestives ne sont pas rares dans les multiplexes, mais elles apparaissent pour le moins déplacées dans le plus grand festival de cinéma du monde.

Ces perturbations n’ont toutefois pas empêché d’apprécier le tact avec lesquel Close, de Lukas Dhont (Caméra d’or 2018 avec Girl, présenté à Un certain regard) raconte une amitié entre deux garçons à la frontière de l’enfance et de l’adolescence. L’un est blond, Léo (Eden Dambrine), l’autre brun, Rémi (Gustav de Waele) et rien ne semble pouvoir les séparer. Ils sont comme deux frères, ils s’inventent des dangers imaginaires, des armées qu’ils doivent fuir à travers champ, ils pédalent éperdument sur les chemins de campagne, dorment l’un chez l’autre, chahutent, partent à l’école ensemble. Mais une fois au collège, cette amitié exclusive interroge les autres élèves, des filles leur demandent s’ils sont en couple.

Rien n’est insistant dans Close, la mise en scène bat au rythme de l’ordinaire de leur quotidien avec des parents aimants (les mères sont interprétées avec humanité par Léa Drucker et Émilie Dequenne), ils suivent leurs cours, s’amusent à la récréation, Rémi joue de la clarinette avec un talent que Léo admire. Rien n’est vraiment dit, cela opère par glissements successifs. Léo prend ses distances, il opte pour un jeu viril, le hockey sur glace, va même jusqu’à partir seul à l’école.

Le drame, qui surgit avec la violence de la foudre, ouvre des béances de douleur, de tristesse inconsolable, de culpabilité qui ne pourront jamais se refermer. Close interroge la responsabilité de nos actes, le poids du regard des autres, ces moments de nos vies qui prennent une tournure décisive, irréversible. Plusieurs commentateurs verraient bien Lukas Dhont retourner en Belgique avec une Palme d’or dans ses bagages.

Une autre belle surprise de la dernière ligne droite de la compétition mériterait tout autant de figurer au palmarès : Pacifiction d’Albert Serra, un Apocalypse Now revisité par Marguerite Duras et John Le Carré. Le vice-consul y est un représentant de l’État (impeccable Benoît Magimel), échoué sur un atoll de la Polynésie française, un de ces coins reculés où furent pratiqués des essais nucléaires aux conséquences dévastatrices sur la population. L’étendue de ses fonctions apparaissent floues, il règne sur une sorte de resort avec un bar fréquenté où les serveurs et les serveuses officient quasi nus. On le voit aussi trouver les mots justes quand il reçoit une écrivaine, invitée à donner des conseils aux autochtones pour un ballet d’inspiration traditionnelle, ou lorsqu’il rencontre un jeune activiste qui le prévient de prochaines manifestations d’opposition. Une rumeur fait état de possibles nouveaux essais nucléaires.

Tout est nimbé d’incertitudes dans Pacifiction, des relations entre les personnages à leurs activités, ou encore à leur place dans ce théâtre d’ombres sur fond de décor paradisiaque. Si les paysages et les couleurs sont magnifiques, Albert Serra ne se regarde pas filmer, il scrute ce monde en suspens, les ciels orangés du crépuscule, les nuits où les uns et les autres surveillent on ne sait trop quoi. Dans ce temps dilaté et cette mise en scène qui joue de fréquentes désorientations spatiales, nous demeurons en alerte, attentifs au moindre événement qui pourrait advenir et livrer quelques clés définitives sur ce qui se déroule. Des personnages font irruption, un Portugais qui brame que son passeport lui a été volé dans sa chambre, un Amiral à l’apparence inoffensive, familier du bar, cet Américain maigrelet qui pourrait être un espion… Qui est complice de qui, au service de quelles puissances étrangères ? Benoît Magimel est magistral dans ses costumes à la blancheur coloniale, dans sa façon de laisser planer la teneur de son pouvoir, d’énoncer des formules qui oscillent entre l’anodin, la rhétorique diplomatique et les sous-entendus, ce qui donne d’autant plus de force aux quelques moments où semble percer ce qu’il pense vraiment sur l’incompétence de ses autorités de tutelle.

Le traitement sonore participe à l’envoutement par lequel Pacifiction impose l’attention. Des dialogues à peine perceptibles dans les premières scènes nous disent à la fois que les paroles n’ont qu’une importance relative dans ce qu’exprime le film et qu’il va falloir néanmoins prêter l’oreille, tandis que, à plusieurs reprises, des notes sourdes prolongées contribuent à son pouvoir hypnotique. Avec Pacifiction le festival donne le sentiment de nous faire approcher du cœur du cinéma, dans des expériences sensorielles que seul cet art est apte à nous faire vivre. On n’imagine pas qu’Albert Serra ne figure pas au palmarès.

Quel film pour la Palme d’or ? Dans cette compétition, où les auteurs les plus connus ont livré des œuvres plus (Claire Denis, Kelly Reichardt) ou moins (Skolimowski, Desplechin, Kore-eda, Cronenberg) décevantes, aucun film ne se détache vraiment. De notre côté, parmi ceux que nous avons vus, Pacifiction d’Albert Serra, Les Amandiers de Valeria Bruni Tedeschi, Armaguedon Time de James Gray, Close de Lukas Dhont, Triangle of Sadness de Ruben Östlund, Tori et Lokita de Jean-Pierre et Luc Dardenne font office de favoris.

 

 


28 mai 2022