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Festivals

CANNES 2023 – BLOGUE NO. 1

par Jacques Kermabon

Les ouvertures de la 76e édition

Comme l’an passé, l’après-midi avant la cérémonie d’ouverture, Cannes Classics a arraché les festivaliers au soleil du Midi avec un très long film français en noir et blanc fraîchement restauré. La maman et la putain (1973) avait bouleversé la Croisette en 2022, L’amour fou (1969) de Jacques Rivette allait-il rencontrer la même adhésion ?

Il y avait quelque chose de réjouissant de se trouver au milieu de tant de spectateurs et spectatrices de différentes nationalités et de toutes générations patientant devant la salle Debussy. La plupart venaient sans doute découvrir cette œuvre et celles et ceux qui l’avaient déjà vue ne gardaient sans doute qu’un souvenir assez vague de ce qui se trame entre les différentes strates du récit et de la façon dont cette répétition d’Andromaque, joue de la porosité et d’échos entre la vie et le théâtre. Tourné en 35 mm, L’Amour fou intègre en son sein un tournage en 16 mm, documentaire pour la télévision sur ladite répétition – le réalisateur est interprété par André S. Labarthe –, tandis que le metteur en scène, Sébastien (Jean-Pierre Kalfon), et l’actrice principale pressentie, Claire (Bulle Ogier), vivent une crise conjugale. Les deux interprètes, montés sur scène avant la séance, ont confirmé que le scénario était mince, articulé en quelques séquences, et qu’un bonne part de leur travail reposait sur de l’improvisation.

Aujourd’hui, c’est moins le jeu entre vie et théâtre ou les liens entre la pièce de Racine et les tensions sentimentales qui frappent. Le travail des répétitions apparaît peu convaincant, plus un prétexte, et, nonobstant la relativité de notre souvenir de cette tragédie, où « Oreste aime Hermione, qui aime Pyrrhus, qui aime Andromaque… », nous peinons à calquer ces amours empêchés sur les déchirures qui vrillent la relation en dents de scie entre Claire et Sébastien.

L’amour fou se révèle surtout délibérément dissonant, entre les images en 35 mm et celles en 16 mm, dans les sautes du son direct, dans ses variations de rythmes, ses ruptures de temporalités, ses soudaines expériences visuelles, son recours incessant au montage alterné, ses collages. Jean-Pierre Kalfon et Bulle Ogier ont fait leurs armes chez Marc’O dans la lignée des happenings artistiques de ces années 1960 et le film prend peu à peu de sa force grâce à la surenchère de leurs improvisations. Face à Ogier, Kalfon tend plus vers la performance expressive, parfois à la limite du cabotinage. Le jeu de sa partenaire navigue dans des eaux bien plus troubles, mimant un déséquilibre psychique qui demeure opaque, ouvert à toutes les incertitudes, tous les possibles. Bulle Ogier a déclaré considérer ce film comme son plus beau rôle. Le dit-elle à propos d’autres œuvres ? En tout cas, nous ne lui donnerons pas tort. Nous et garderons aussi en mémoire des beautés que nous avions oubliées, certains gros plans, certaines étreintes, d’une troublante photogénie.

courtisane avec roi de France

Douloureux de passer des expériences de Rivette, tout à sa recherche d’une modernité cinématographique, à la syntaxe élémentaire du film d’ouverture, de la photogénie à l’imagerie, d’un travail d’équilibriste à une réalisation qui déroule son programme avec voix off et dialogues didactiques, où l’interprétation est au service d’un sens univoque, où les personnages se répartissent, sans une once d’ambiguïté, entre bons et méchants. Jeanne du Barry, film à costumes de Maïwenn, offrait surtout l’occasion d’une montée des marches glamour avec Johnny Depp, malgré l’indignation de plusieurs actrices dénonçant le fait qu’on déroule « le tapis rouge aux hommes et aux femmes qui agressent », en l’occurrence l’acteur américain mis à l’écart des plateaux hollywoodiens à la suite d’accusations de violences conjugales et Maïwenn, qui devrait comparaître pour avoir agressé dans un restaurant le fondateur de Mediapart, Edwy Plenel.

homme debout dans procès

Moins glamour, mais plus convaincante, la Quinzaine des cinéastes s’est ouverte avec Le procès Goldman de Cédric Kahn. La scénographie d’un tribunal, la dimension théâtrale de la justice, pour spectaculaire qu’elles soient, n’atteignent pas toujours ce degré d’authenticité. Pierre Goldman, activiste d’extrême gauche condamné pour des braquages à Paris a toujours clamé son innocence sur celui d’une pharmacie qui s’était soldé par des morts. Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France, le livre écrit lors de sa première incarcération eut un considérable retentissement et ce deuxième procès en 1976 – le premier fut annulé pour vice de forme – prit une tournure politique avec présence d’une jeunesse militante dans la salle, mais aussi celles de Simone Signoret et de Régis Debray.

On pourrait croire que les mots prononcés, les témoignages, les joutes oratoires, émanent des minutes du procès tant tout sonne juste. Ce n’est qu’en partie le cas. La force du film est le fruit des choix de mise en scène : image carrée proche d’un documentaire d’époque, comédiens pas trop connus – le réalisateur Arthur Harari interprète l’avocat Georges Kiejman –, mais tous impressionnants, séquences tournées à trois caméras et dans la continuité du procès, figurants aigissant comme de véritablement spectateurs d’échanges dont ils ne connaissaient pas au préalable la teneur. Ce dispositif, qui rend palpable une configuration proche des conditions du procès, nous met dans une situation proche de celle des jurés – quand bien même nous suivons en coulisse plus les échanges avec la défense – sans que le film tranche sur la culpabilité de Goldman dans ces assassinats.

Poids du lourd passé de l’Holocauste, présence endémique du racisme et d’un antisémitisme en France, en particulier au sein de la police, montée de revendications de minorités, Le procès Goldman distille surtout un certain nombre de motifs qui résonnent distinctement jusqu’à aujourd’hui.

homme et femme regardent la caméra

L’autre compétition de la sélection officielle, Un certain regard, a débuté sous le signe d’une comédie fantastique, Le règne animal de Thomas Cailley, une parabole contemporaine qui oscille entre l’horrifique et la satire sociale. Une sorte de mutation se propage, des humains se transforment progressivement en créatures hybrides, mi-humaines mi-animales. La question est abordée du point de vue d’une famille frappée par un phénomène dont on ne connaîtra jamais la cause, la femme d’un couple qui doit être accueillie dans un centre spécialement construit dans le sud de la France pour abriter ces monstres comme les appellent la plupart de ceux qui ont été épargnés. Les enjeux se mettent en place progressivement. La médecine semblant impuissante à endiguer le développement de ces créatures, faut-il s’en protéger, lutter, les détruire ou envisager de cohabiter avec elles, qui, si, à terme, elles perdent leur capacité de langage, ont conservé le souvenir de leur vie antérieure et de leurs proches. Ces débats, à l’œuvre dans les conversations des protagonistes, renvoient à bien des considérations politiques et sociétales où la peur de l’autre alimente fantasmes, intolérances et violences de meute.

Film habile, Le règne animal alterne des scènes, dans lesquelles les corps souffrent dans leur chair, d’autres relevant directement de la comédie, les moments les plus spectaculaires demeurant ceux qui nous mettent en présence de ces humains retournés à la nature sous une autre apparence et à propos desquels nous ne pouvons qu’admirer la qualité des effets spéciaux. Romain Duris, en papa radical-écolo, le jeune Paul Kircher en fils tourmenté et Adèle Exarchopoulos en gendarmette désabusée sont épatants. Il n’y a guère que la présence envahissante de la musique qui apparaisse comme une faute de goût.

Avec cette salve d’ouvertures, la 76e édition du Festival international du film de Cannes est bel et bien commencé.


18 mai 2023