CANNES 2023 – BLOGUE NO. 10
par Jérôme Michaud
Après une dizaine de journées de festival, le palmarès de la Compétition officielle sera enfin dévoilé plus tard aujourd’hui. Sans me lancer dans une série de prédictions, mon cœur est avec Glazer, Triet, Bing, Ben Hania, Kore-eda, Kaurismaki, Ceylan et Rohrwacher, et ce, même si je me mords les doigts de ne pas avoir vu son film, La chimera, qui faisait sa première le jour de mon départ. Certains voudraient peut-être ajouter le Breillat à cette liste, mais je m’en abstiendrai.
Dans L’été dernier, la cinéaste française propose une liaison amoureuse houleuse entre deux êtres aux antipodes : Anne, avocate franchement rigide et bien mise, et Théo, adolescent sans foi ni loi aux portes de l’âge adulte, qui est en fait son beau-fils. On y croit à peine parce que les changements qui finissent par les unir sont trop brusques. Anne se dévoile en quelques scènes seulement comme beaucoup plus rebelle qu’on la présentait d’abord. Si on accepte de se laisser prendre au jeu, il est plus difficile de saisir ce qui l’attire vers ce garçon au point de se mettre dans un pétrin pas possible. On comprend bien qu’elle le fait pour le plaisir trouvé dans les échanges charnels – on est chez Breillat après tout – mais tout de même! On pourrait d’ailleurs se demander ce que Théo trouve vraiment à Anne, car rien n’est plus évident de ce côté.
Le personnage d’Anne, avec ses tiraillements et ses contradictions, demeure tout de même assez fascinant. Avocate qui défend des enfants abusés, elle semble elle-même avoir vécu de la violence (elle refuse catégoriquement de raconter sa première fois à Théo pour des raisons qui seraient très graves), mais elle est prête à tout pour ne pas reconnaître ce qu’elle fait subir à Théo. Ses valeurs morales disparaissent bien vite lorsque qu’elle devient la fautive.
Le sujet et l’intérêt de L’été dernier résident en partie dans son exploration critique assez réussie des mœurs de la bonne famille bourgeoise, de ses mécanismes de défense et des pires ignominies qu’on peut y commettre pour la faire tenir en place et éviter son effondrement. Un des très beaux plans du film fait perdurer un reflet lumineux sur un anneau de mariage alors que le reste de l’écran s’est depuis longtemps assombri. Bien que Pierre, le conjoint de Anne, finisse par connaître l’adultère pédophile commis, il voudra conserver le statu quo. Le mensonge et le déni deviennent des armes perverses servant à maintenir l’unité du couple coûte que coûte. Si L’été dernier reste somme toute plus convenu qu’on l’aurait souhaité, à un événement près, qu’on laissera le soin de découvrir, la cinéaste française signe somme toute un drame familial qui mérite d’être salué malgré les réserves qu’on peut avoir.
Dans les plus belles œuvres présentées cette année dans la section Un certain regard, Terrestrial Verses d’Alireza Khatami et Ali Asgari trône au sommet. On avait d’ailleurs adoré Until Tomorrow sorti l’an dernier à la Berlinale, scénarisé par le même duo, réalisé par Asgari.
Dans ce terme de « terrestrial », il y a, caché, le mot « trial » (procès) et il ne fait nul doute que cela plaisait aux deux cinéastes iraniens. Ils nous présentent environ une dizaine de scènes sans liens les unes avec les autres et qui ont souvent l’air d’interrogatoires de procès. La caméra est placée du côté du questionneur, toujours en situation de pouvoir, et pointe vers la personne qu’il tente de prendre en défaut. Le dispositif est simple, mais efficace et sa récurrence assure une unité formelle forte à l’œuvre.
Un fonctionnaire force une personne à se déshabiller et montrer ses tatouages pour lui permettre d’obtenir son permis de conduire ; une directrice d’école menace une étudiante d’appeler son père parce qu’elle est venue à l’école sur la moto d’un autre étudiant et qu’elle a teint ses cheveux ; un intervieweur tente d’abuser d’une femme et d’exiger d’elle des faveurs en échange d’un poste avec de bons avantages. Chacune de ces scènes montre l’emprise illégitime que le régime permet à certaines personnes d’avoir sur d’autres, dont le contrôle qu’il permet d’exercer sur les corps et la façon de les vêtir. Les interviewés tentent de se défendre du mieux qu’ils peuvent devant des règles arbitraires. Les joutes rhétoriques qui en émergent sont admirablement bien composées et soulignent l’absurde des situations.
Les cinéastes dressent ainsi une nouvelle fois les contours d’un appareil d’état hautement abusif et répressif, ce qui est somme toute assez commun dans le cinéma iranien. Mais ce sont des scènes particulièrement réussies, non exemptes d’humour, toutes suffisamment réussies pour en faire des courts métrages individuels.
Cela serait déjà beaucoup, mais Terrestrial Verses prend soudainement une tournure particulière lorsqu’un personnage du nom d’Ali (même prénom qu’un des réalisateurs) joue un cinéaste qui se retrouve devant un fonctionnaire de la culture zélé, chargé d’approuver un synopsis de film. La scène a quelque chose à la fois de surréel et de fascinant. Elle fait d’ailleurs écho à ce qui a mené les deux cinéastes à faire ce projet, qui a démarré à la suite d’un refus du régime que Khatami tourne l’un de ses films. Terrestrial Verses est une œuvre parfaitement calibrée et originale qui renouvelle dans sa forme le meilleur du cinéma iranien.
Je ne fais pas partie des irréductibles admirateurs qui vouent un culte sans bornes à Hong Sang-soo. J’avais cessé de voir ses films pendant au moins cinq ans, par lassitude d’un cinéaste qui n’est pas reconnu pour se renouveler, on s’entend. Si Walk Up, vu au TIFF l’an dernier, avait un peu ravivé la flamme, In Our Day pourrait bien l’avoir éteinte à nouveau pour de bon.
Puisque programmé en clôture de la Quinzaine des cinéastes, le dernier Hong Sang-soo semblait pourtant un bon pari, mais le film a l’air d’avoir été fait à l’improviste, avec peu de considération. Le cinéaste lui-même semblait gêné sur scène, disant espérer que « certaines » personnes allaient aimer le film. Tournées dans deux appartements, sur des balcons et des toits, plusieurs scènes sont noyées dans du bruit de construction, ce qui part plutôt mal. Bref, le film est assez brouillon et sa réalisation est loin d’être aussi soignée qu’à une certaine époque. Son plus haut fait d’arme, un zoom sur un chat au fond d’un placard, a quand même bien fait rire la salle.
On s’y attendait : des artistes, de l’alcool, des grandes théories sur la vie, une figure de mentor, etc. L’une veut devenir à actrice et demande conseil à sa cousine qui lui fait l’éloge de la sincérité dans le jeu. L’amie chez qui elles se trouvent perd son chat que l’on retrouve heureusement parce qu’elle allait faire une crise de nerfs sans précédent. Une cinéaste fait un documentaire sur un poète qui reçoit un admirateur à qui il explique la vie et ça devient bien confus, et drôle évidemment, lorsqu’ils se mettent à trop boire. Bref, rien de nouveau sous le soleil, des pièces rapportées provenant d’autres films qu’on réassemble ici.
Il y a somme toute quelque chose d’assez beau dans ces deux histoires mises en parallèle et dont la jonction est très mince. Elles s’effleurent à peine. C’est sans doute là que les indéfectibles protecteurs du cinéaste se rassembleront pour défendre une œuvre mineure dans son immense corpus.
27 mai 2023