CANNES 2023 – BLOGUE NO. 2
par Jérôme Michaud
Séparer le bon grain de l’ivraie
Arrivé le 17 mai, j’ai raté le film d’ouverture de Maïwenn. À voir les multiples critiques négatives qui canardent le film, mon arrivée tardive était une bénédiction. Cela dit, je n’aurais pas été à l’ouverture même si j’avais été là à temps ! Au-delà de ce choix plutôt douteux, en phase avec l’extrême mise en valeur du vedettariat qui règne à Cannes et qui pousse à tout faire afin que défile le plus grand nombre possible de « grosses vedettes » sur le tapis rouge, il y a d’autres films pour lesquels l’art cinématographique demeure la priorité, heureusement.
Programmée peu de temps après cette ouverture houleuse, Monia Chokri, qui présentait en grande première son film Simple comme Sylvain dans la section Un certain regard, a souhaité réagir à sa façon. Dès ses premiers mots sur scène, on sentait une énergie fébrile dans sa voix qui était tremblante, mais décidée. Devant un Thierry Frémaux aux bras croisés, sans directement parler du débat des derniers jours, elle a voulu interroger ce qui nous pousse à excuser beaucoup de choses aux supposés artistes et cinéastes de génie. Elle a appelé à la bienveillance, à mettre en place des climats de travail sains pour que tout le monde se sente bien lors des tournages. On ne peut que saluer cette prise de parole courageuse qui souligne la pertinence d’une artiste qu’on souhaite continuer de suivre.
Dans la continuité esthétique et de ton de Babysitter, Simple comme Sylvain raconte l’histoire de Sophia (Magalie Lépine-Blondeau) une enseignante de philosophie érudite qui tombe éperdument amoureuse d’un entrepreneur en construction (Pierre-Yves Cardinal), celui-ci étant aux antipodes de Xavier (Francis-William Rhéaume), son conjoint actuel, qui est tout autant un intellectuel qu’elle. La jeune femme oscille ainsi entre l’attirance charnelle qu’elle ressent pour le côté brut de Sylvain et le besoin tout aussi important de se retrouver avec une personne stimulante à l’image de Xavier. Ces deux figures antithétiques sont ce que Sophia désire le plus retrouver en une seule personne. Elles sont en fait à l’image de sa propre personnalité qui est séparée entre ces deux versants irréconciliables, ce que l’œuvre ne cesse d’évoquer par des jeux de réflexions dédoublant les visages.
Avec une maîtrise du zoom qui n’a rien à envier à Hong Sang-soo, Chokri épate de plus plus pour la qualité de sa mise en scène. Que ce soit pour créer un effet comique lorsque les deux nouveaux amoureux hurlent à tue-tête en bordure du chalet de Sophia et Xavier que Sylvain est engagé pour rénover, ou pour nous révéler de façon brillante que Sophia et Xavier font chambre à part, la cinéaste fourmille d’idées qui alimentent le côté comique des scènes. Avec des cadrages justes et de merveilleuses scènes cacophoniques, Chokri créé un univers unique et distinct dans lequel elle parvient à tirer le meilleur de ses interprètes, chacun·e étant conduit·e à affirmer un jeu propre à son personnage, ce qui leur ajoute beaucoup de vivacité et de profondeur.
Amat Escalante était attendu sur la Croisette, lui qui n’était pas venu depuis 2013 déjà (Heli, Prix de la réalisation) et dont le dernier film, son grand chef-d’œuvre, The Untamed, remonte à 2016. Utilisant à plusieurs reprises un fond rouge plutôt que noir pour ses génériques et ses transitions, Lost in the Night (présenté dans le cadre de Cannes Première) nous ramène au cœur de l’univers escalantéen : dans un Mexique à la violence cruelle. Il ne faut que quelques minutes pour qu’un groupe de manifestant·e·s s’opposant à l’implantation d’une mine se fasse sauvagement enlever par la police dans la nuit.
Sous forme d’enquête, c’est le fils d’une des disparu·e·s, Emiliano, qui remonte une piste qui le conduit jusqu’à une famille d’artistes connus, les Aldama, qui aurait des parts dans la mine. Il les soupçonne d’avoir quelque chose à voir avec la disparition de sa mère et il se fait employer chez eux pour tenter d’en savoir plus. Au début de l’âge adulte, le jeune homme se retrouve au même moment divisé entre deux amours : celui qu’il vit déjà avec une adolescente de son village et celui qu’il développe pour la fille des Aldama, Mónica, une jeune influenceuse. Si on avait pu s’attendre à une banale histoire de revanche, Escalate travaille plus en subtilité et il met bien en perspective l’écart des classes sociales qui implique, bien sûr, une différence de privilège, entre autres dans le traitement que réservent les policiers corrompus à chacun.
Si Lost in the Night demeure un excellent film, on regrette tout de même que le cinéaste mexicain ne soit pas resté dans le fantastique et dans une œuvre plus métaphorique comme l’était The Untamed. Ce retour au drame social le distingue moins dans le bassin du cinéma mexicain qui a amplement traité ces dernières années de la question des disparitions atroces qui marquent le pays.
Enfin, Hirokazu Kore-eda revenait en compétition à Cannes avec Monster, un long métrage dont le scénario est signé par Yûji Sakamoto. Si le cinéaste japonais ne travaille habituellement pas avec un scénariste, il faut avouer que le résultat est assez probant, car le cinéaste japonais signe l’un de ses meilleurs films. La structure narrative est en grande partie responsable de l’intérêt de l’œuvre et il ne serait pas étonnant qu’il reparte avec le Prix du meilleur scénario. Ce qui se présente comme un récit opaque se transforme doucement en morceaux de bravoure de scénarisation. Chacun des instants d’abord confus reprend sens ensuite, alors que le film enchaîne allègrement les allers-retours temporels.
Minato est un jeune garçon dont les comportements turbulents semblent difficilement explicables au départ. Sa mère,Saori, s’inquiète pour lui et la première partie du film nous est ancrée dans son point de vue. Le professeur du jeune garçon, Hori, aurait été violent avec lui, mais l’homme nie catégoriquement les faits. La perspective du film se déplace ensuite du côté de Hori, ce qui permet de développer un autre pan du récit, pour finalement terminer du côté de Minato. C’est vraiment dans cette dernière partie que toutes les interactions passées se cristallisent et que l’œuvre dévoile ses réelles intentions. Cet « effet Rashōmon » n’est pas nouveau, mais il fonctionne à merveille ici et montre à quel point les quiproquos, la mésinterprétation et les mensonges, faits sans trop y penser, particulièrement pour les enfants, peuvent entièrement modifier le cours d’une vie.
À sa manière, Monster sera le Close (2022, Lukas Dhont) de 2023, en ce qu’il met en scène des enfants en manque de repères et de modèles pour vivre les émotions et les enjeux relationnels qu’ils vivent.
19 mai 2023