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Festivals

CANNES 2023 – BLOGUE NO. 3

par Jacques Kermabon

Un des plaisirs inaltérables du Festival de Cannes demeure de découvrir, dans d’excellentes conditions, des films dont on ignore tout, même si l’admiration qu’on porte à certains cinéastes conduit parfois à en attendre trop et, réflexe fréquent du critique, de trouver un peu moins bien la nouvelle production d’un auteur, d’autant plus quand la passion qui nous anime remonte à un temps où le créateur en question n’avait pas encore la renommée qu’il a acquise depuis. Cette réaction en dit souvent plus sur celui qui porte ce jugement que sur le film lui-même. Mais la satisfaction est à son comble quand un Nuri Bilge Ceylan nous offre ce qui nous apparaît comme un nouveau chef d’œuvre.

Reste qu’en sortant à peine des Herbes sèches, on mesure assez vite l’inanité de tenter en quelques lignes d’en donner une idée, là où des pages et des pages ne rendraient compte que très partiellement de tout ce que cette œuvre agite en nous, d’émotions, de sentiments, de pensées. Il faudrait pouvoir exprimer toutes ses beautés plastiques, humaines, romanesques, politiques. Cette impuissance a au moins le mérite de faire écho à un des motifs profonds du film, l’insondable question de notre place, de notre rôle dans le monde, et de la vanité de notre existence.

Ceylan n’a pas son pareil pour dépeindre une humanité traversée d’ambitions inassouvies, de petits mensonges, de lâchetés, de jalousies mesquines, de blessures d’amour propre, de désirs contradictoires, de déclarations intempestives, d’hypocrisies, de déceptions sentimentales ou amicales, tout ceci emporté dans un mouvement dominé par l’élan de la vie qui va, avance malgré les souffrances, les regrets, les accidents, en somme tous ces aléas orchestrés par les chiquenaudes du destin.

Évoquer ces généralités ne rend pas justice à la façon dont tout ceci s’incarne dans une intrigue à la fois infime et riche de ramifications. Tenter de la résumer réduirait fatalement la façon dont elle évolue en nous avec un art très subtil de distiller des événements, parfois rétroactivement, souvent en nous laissant percevoir les non-dits, à un autre moment en nous faisant partager intuitivement la pensée d’un personnage dont on comprendra après qu’il s’est trompé (et nous avec), en jouant aussi de l’ironie dramatique – nous en savons ou croyons en savoir plus que les protagonistes – ou nous maintenant jusqu’au bout dans l’ignorance sur les motivations d’un personnage.

Se déroulant l’hiver dans une région rurale de la Turquie, Les herbes sèches en laisse entendre beaucoup sur l’assignation sociale, le mépris de classe, l’abime entre villes et campagnes, l’incurie des administrations. C’est aussi le portrait d’un monde, au sens propre, par l’entremise des photos prises par le personnage principal, professeur de dessin dans un collège, occasions toutes trouvées pour des images arrêtées sur des habitants de cette région inscrits dans le paysage d’Anatolie.

Que cet enseignant dont nous accompagnons le regard dès les premières images et auquel nous nous identifions peu ou prou, se révèle peu sympathique, égoïste, manipulateur n’est pas le moindre mérite d’un film sur lequel il faudra revenir plus amplement.

jeunes chinois dans industrie textile

Autre pièce maîtresse du jour, Jeunesse (le printemps) confirme la place et la méthode de Wang Bing. À l’ouest des rails (2002), vaste fresque sur le déclin d’un complexe industriel, avait imposé le documentariste chinois comme un des plus importants cinéastes contemporains. Tourné sur cinq ans (2014 à 2019), le film est une longue immersion dans un monde, toujours sans une once de commentaire, celui de jeunes immigrés de l’intérieur, venus de diverses provinces chinoises pour Zhili, capitale du vêtement. Les ateliers sont plus ou moins grands, plus particulièrement spécialisés dans tel ou tel vêtement, mais les conditions de travail sont identiques : rythme imposé par le paiement à la pièce, les journées interminables, les logements en dortoir à la limite de l’insalubrité.

C’est ainsi que ces jeunes vivent, se chamaillent, plaisantent. Plutôt joyeux, ils se cherchent avec des sous-entendus sexuels, tentent d’arracher des augmentations aux tenanciers de ces ateliers. Ils ne se plaignent pas. Ces semaines passées rivés aux machines à coudre, les uns sur les autres, leur permettent d’empocher des liasses de billets afin de mieux vivre une fois retournés dans leurs campagnes.

Le film ne dénonce rien, il montre un horizon limité, un monde qui tourne en rond, répétitif, d’une façon d’autant plus terrible que rien ne laisse poindre une remise en question de ce qui fonde les bases du capitalisme à la chinoise.

famille au bord d'une rivière

Ce que Godard, me semble-t-il, avait déclaré, à savoir que s’il devait réaliser un film sur un camp d’extermination nazi, il le ferait du point de vue du quotidien du responsable du camp, Jonathan Glazer le donne à voir avec The Zone of Interest. Le film commence par la sortie champêtre au bord de l’eau d’une famille nombreuse. Il fait beau, ils se sont baignés, ils rentrent la nuit en voiture à travers une route de forêt. Nous découvrons peu à peu leur grande maison, le personnel affecté, le magnifique jardin juste séparé du camp d’Auschwitz par un haut mur surmonté de barbelés.

Le risque était de ne pas réduire le film à une idée qu’on comprend assez vite : opposer la normalité de cette famille bourgeoise et leur contribution directe au pire du XXe siècle. Jonathan Glazer y échappe par la rigueur de sa mise en scène, les qualités plastiques d’une image clinique, sans zones d’ombre, avec des fonctionnaires zélés, satisfaits du travail accompli et se réjouissant des trouvailles architecturales qui vont leur permettre d’augmenter la cadence des fours crématoires. Le déploiement du film passe surtout par un crescendo, pas tant narratif que procédant par touches cumulatives, qui densifient le trait et le troublent. L’apparence de cette vie de notable se fissure. Une enfant fait des cauchemars, la mère se révèle capable de menacer une servante de la faire réduire en cendre par son mari. Sa mère à elle en visite de courtoisie, dont on comprend qu’elle était au service d’une famille juive, supporte mal l’odeur des corps brulés à quelques mètres d’eux. Implacable et glaçant.

2 hommes s'embrassent

Présenté à la Quinzaine des cinéastes, Un prince, de Pierre Creton, appartient à ces œuvres qui nous lavent de tant de films cousus de fils blancs, de scénarios filmés et pétris d’intentions. Un prince passe par une capacité d’attention à la matérialité du monde, aux brumes, aux fleurs, au climat, à des corps aussi, dont la présence et l’apparence physique échappent au tout venant du cinéma. Mais ce « réalisme » s’insère dans le récit d’une fiction aux accents autobiographiques (le parcours d’un apprenti jardinier, de ses rencontres, de ses désirs, de ses amours), menée en partie par l’entremise de voix off (Françoise Lebrun, Mathieu Amalric, Grégory Gadebois) et figurée à l’image avec plus ou moins de concordances.

D’une apparence modeste et fragile, ce court film (82 minutes) fait rayonner une matière romanesque qui se déploie sur plusieurs années et recèle de petits trésors d’inventions cinématographiques dont le charme peut tenir à leur caractère rudimentaire. Dans un plan, le narrateur supposé, interprété par Antoine Pirotte, allongé nu auprès d’un amant, se lève et sort du cadre ; quand il revient se coucher, il est incarné par Pierre Creton lui-même, des années ont passé.

Cette combinaison entre une sensibilité à la réalité qui côtoie le documentaire et des modes divers de figurations, les entremêlements de voix, cette polyphonie des rôles (Françoise Lebrun est l’une d’elles et interprète par ailleurs la mère du jeune jardinier) instaure une sorte de flottement délicieux, une petite musique qui ne ressemble à aucune autre.

famille entassée dans voiture

On n’a pas toujours le temps de se pencher sur la section cannoise la plus récente (30 ans l’an passé tout de même), l’ACID, dont la sélection a la particularité d’être effectuée par un collectif de cinéastes, avait par exemple fait découvrir en 2013, La bataille de Solférino, de Justine Triet, en sélection officielle cette année. Nous avons pu y découvrir deux films, un documentaire et une fiction animée.

« Faire œuvre utile » cet argument souvent invoqué pour louer la force d’engagement d’un film relève d’une prétention un peu naïve, de la croyance que défendre une cause par l’entremise d’une œuvre cinématographique peut contribuer à modifier le cours des choses. La formule prend son véritable sens avec In The Rearview. Ce documentaire est essentiellement le fruit d’une caméra embarquée dans le van par lequel le réalisateur Maciek Hamela a emmené vers la Pologne des dizaines d’Ukrainiens contraints de fuir sous les bombes russes, enregistrements à partir desquels il a retenu un échantillon de portraits.

Dans le huis-clos du véhicule, hommes, femmes et enfants qui se succèdent racontent l’horreur qu’ils ont vécue, leurs espoirs, leurs projets. Le regard de Maciek Hamela capte ces existences au plus près du quotidien, dosant avec pudeur, le récit des drames, les moments tendres, les larmes, l’ennui, les silences, tout un flot d’émotions entremêlées avec, en arrière-plan la guerre, perçue par les récits de ces témoins de première ligne, des plans d’extérieurs de maisons détruites, de ponts effondrés, de véhicules calcinés.

dessin coloré avec personnages dans salon

Linda veut du poulet ! réveillera sans doute pour certains le souvenir d’un classique de la littérature enfant, Petit bleu et petit jaune, dans lequel les protagonistes étaient figurés par des taches de couleurs unies. Vert, jaune, bleu, orange… contribuent ainsi dans le film à distinguer les personnages. Ce parti pris d’aplats de teintes franches va de pair avec le trait ouvert du dessin qui, comme l’explique Sébastien Laudenbach, coréalisateur avec Chiara Malta, renvoie tout autant à la naïveté des coloriages d’enfants qu’à certaines écoles picturales. Comment ne pas songer au fauvisme dans ces savantes associations de couleurs, voire à des mouvements plus abstraits quand la figuration des personnages se limite quasiment à une touche de couleur.

Mais la beauté du film tient à surtout cet alliage entre un trait faussement naïf et un attachement à la véracité des dialogues, des sentiments évoqués, au grain des voix, à une justesse dans les comportements qu’on imagine nourrie d’une attention à la réalité du quotidien, le tout emporté dans un rythme de comédie enlevée, entrecoupée de moments de chansons.

Le prétexte pourrait apparaître mince. Pour s’excuser d’avoir accusé sa petite fille à tort, Paulette lui demande ce qu’elle veut. Du poulet au poivron répond Linda, souvenir d’un plat que préparait son père, mort alors qu’elle était toute petite. La difficulté de trouver ce volatile en période de grève se transforme en une course poursuite et dessine peu à peu une fable initiatique sur le poids du passé, le sentiment d’injustice, la force du collectif. Assurément, une des films d’animation les plus réussis de 2023.


20 mai 2023