CANNES 2023 – BLOGUE NO. 4
par Jérôme Michaud
Le début de festival fut assez éprouvant et les journées de visionnement longues (près de 11 heures en salle vendredi). Il le fallait parce que la plupart des films que je souhaitais absolument voir à Cannes cette année étaient condensés au début du festival. Je partage l’enthousiasme de mon collègue Jacques Kermabon pour les films de Jonathan Glazer, Wang Bing et Nuri Bilge Ceylan, même si j’ai mes réserves sur ce dernier. Cela dit, ces premiers jours contenaient d’autres pièces maîtresses – assez particulières – qui feront l’année cinéma.
Il y a de ces films qu’on ne pourra jamais revoir comme ils ont été vus à Cannes. On savait que le Lisandro Alonso, en sélection Cannes Première, s’annonçait spécial, avec une aura de mystère qui planait autour de l’œuvre. Eureka a été en gestation pendant plusieurs années (le dernier film d’Alonso, Jauja, remonte à 2014) et le synopsis était assez allusif. Parler d’Eureka, c’est nécessairement le diminuer et en gâcher l’expérience, donc, de grâce, il ne faut pas lire ce qui suit ! Il y a certaines œuvres qui appellent à être vues en toute inconnaissance de cause, si je puis dire.
« Ça commençait plutôt bien », a dit un spectateur en sortant de la salle. J’ajouterai que ça se termine tout aussi bien! Mais commençons par le début : Alonso nous plonge dans un fascinant western en noir et blanc mettant en vedette Viggo Mortensen dans le rôle de Murphy. L’ambiance est poisseuse, d’un naturalisme sale à faire émerger la puanteur de l’écran. Murphy cherche sa fille. C’est violent, inusité et ça donne franchement le goût de voir la suite, tout comme la bande-annonce de Machete donnait envie de voir un film qui n’existait pas, du moins pas encore à sortie de la fameuse bande-annonce. Plusieurs auraient voulu que le western se poursuive, mais, au bout d’une quinzaine de minutes, un décadrage montre que ce n’était qu’un film dans le film.
Il y a alors une rupture de rythme marquée : des actions trépidantes menées par Mortensen, on passe à des actrices inconnues, une mère policière et sa fille basketteuse, qui enchaînent des scènes savamment étirées, avec des pauses marquées avant et après chaque phrase. Le contraste délibéré saisit, signifie. Une soirée chargée pour la policière et sa fille ouvre tout un univers dont on taira la suite. Non loin de Weerasethakul, le film se déploie et prend des tournures oniriques (le pluriel est important), une trajectoire magique, dont émane quelque chose d’insaisissable et de très beau qui nous dépasse, nous emporte. Du grand Art ! Si le cinéma était toujours comme ça, on n’aurait plus besoin de rêver et on pourrait enfin dormir.
Au sujet des Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania, il était surprenant qu’un documentaire aux allures de docufiction se retrouve en compétition officielle. Si Cannes programme parfois de grands documentaires en compétition (Jeunesse de Wang Bing par exemple cette année), ce n’est pas si courant, et ils se retrouvent la plupart du temps hors compétition. Les filles d’Olfa est le type d’œuvre qu’on voit habituellement faire sa première dans un festival comme Visions du réel plutôt qu’à Cannes. À voir si cela va se poursuivre, mais il faut se réjouir que la manifestation cannoise se mette à reconnaître davantage la qualité des documentaires de création ou hybrides.
Les filles d’Olfa raconte l’histoire d’une famille tunisienne composée d’Olfa et ses quatre filles : Rahma, Ghofrane, Eya et Tayssir. Le hic est que les deux filles aînées, Rahma et Ghofrane, ont été « emportées par les loups » et que certains moments abordés risquent d’être trop éprouvants à revivre pour Olfa. On introduit donc deux actrices pour jouer le rôle des filles absentes, une pour parfois jouer le rôle d’Olfa et un homme pour rejouer les rôles masculins. On l’aura compris, au lieu de simplement les questionner et recueillir leurs témoignages, il sera question de remettre en scène leur histoire. Cette pratique, de plus en plus courante, Bisbee ’17 et Procession de Robert Greene par exemple, donne toujours quelque chose de prenant. Dans le moment de rejouer sa vie, il y a quelque chose qui s’opère que le simple discours ne libère pas.
On découvre que le nœud familial se situe du côté d’Olfa, une mère joviale et aimable, mais aussi dure et excessivement stricte quant à l’éducation de ses filles. L’une des aînées a bien essayé de se rebeller, en devenant gothique, mais elle a été sauvagement réprimée par Olfa. C’est finalement par le hijab qu’elles trouveront à s’échapper de la grippe d’Olfa, mais à quel prix? Les filles d’Olfa présentent une famille attachante dont la restitution du parcours de chacune de ses membres met en évidence les conséquences désastreuses d’une éducation trop restrictive et étouffante, entre autres au niveau de la sexualité. Cet enjeu est d’ailleurs au centre de Creatura, un autre film présenté cette année à la Quinzaine des cinéastes.
On peut reprocher à Kaouther Ben Hania d’être un peu trop didactique en début de film dans la façon de présenter avec précision la façon dont elle va procéder. On aurait préféré qu’on nous le fasse comprendre plus subtilement en image, par des scènes plutôt que par des explications factuelles. Si le film en perd de sa force, son sujet est si puissant qu’on en ressort tout de même chaviré.
J’aurais voulu aimer Conann de Bertrand Mandico, sélectionné à la Quinzaine des cinéastes, autant que Les garçons sauvages, mais le cinéaste français rebelle vise encore un peu à côté de la cible, même si son dernier opus est beaucoup plus réussi que son long métrage précédent After Blue.
Mandico a mentionné à la suite de la séance qu’il a souhaité s’intéresser d’abord au barbarisme et que la figure de Conan le barbare lui est venue rapidement. Il est remonté dans la mythologie du personnage pour en arriver avec la version féminine. On y suit donc le parcours de Conann la barbare et de ses réincarnations qui sont racontées par Rainer, un humanoïde à tête de chien, le cerbère des enfers, toujours armé de son appareil photo pour capturer l’action.
Le parcours qu’offre le film est assez restreint et c’est ce qui déçoit le plus. On enchaîne les séquences à la fin desquelles Conann est tuée pour mieux revivre dans un corps chaque fois plus âgé. Bien sûr, les dialogues enflammés, la direction artistique et une partie de la mise en scène sont franchement réussis. L’univers tape-à-l’oeil et baroque de Mandico procure de beaux moments à l’écran. La photographie en 35mm y est d’ailleurs magnifique, comme à son habitude, mais les cadrages larges révèlent un peu trop l’artifice du studio, ce qu’il avait réussi à éviter en bonne partie dans Les garçons sauvages. Ce dernier film respirait d’ailleurs mieux en raison des tournages extérieurs et de sa trame narrative dans laquelle il y avait une vraie évolution des personnages. Cela dit, la façon dont Mandico subvertit la virilité machiste et dépeint le barbarisme s’attaquant à la jeunesse est jouissive. Il se réserve même une scène de cannibalisme succulente qui interroge la légitimité des artistes à utiliser n’importe quel argent, peu importe sa provenance, pour créer. C’est dans ces moments singuliers que Conann s’apprécie le mieux.
21 mai 2023