CANNES 2023 – BLOGUE NO. 5
par Jacques Kermabon
Les relations conjugales, familiales, tout ce qui se noue et se délite dans les couples, la façon dont ils se donnent à voir aux yeux des autres et leurs comportements dans la solitude de leur intimité constituent un matériau infiniment rebattu dans les fictions littéraires, théâtrales, cinématographiques. Il faut croire qu’on ne s’en lasse pas puisque deux films de la compétition, May December, de Todd Haynes et Anatomie d’une chute, de Justine Triet, par leurs qualités respectives, confirment avec brio l’intérêt de sonder les arcanes de deux familles à l’occasion d’un événement déclencheur de ces fictions.
Chez Todd Haynes, cela commence par l’arrivée dans une famille moyenne de Savannah (Géorgie) d’une vedette de cinéma, Elizabeth Berry (Natalie Portman), pressentie pour interpréter le rôle de l’épouse dans un biopic qui va lui être consacré. On comprend assez vite que la relation de ce couple marié depuis une vingtaine d’année s’est nouée sur fond de scandale – adultère d’une mère de famille, détournement de mineur et prison à la clé –, Gracie Atherton (Julianne Moore) a épousé Joe Yoo (Charles Melton), un Américain d’origine coréenne plus jeune de vingt-trois ans. L’actrice a obtenu la permission de s’immiscer dans leur vie pour nourrir son rôle et tenter de s’approcher au plus près de la vérité de ce fait divers qui a défrayé chronique et déjà fait l’objet d’un médiocre téléfilm.
Une première métaphore nous est tendue. Le mari cultive des espèces rares de larves dans une serre avant de les libérer, vers la fin du film, une fois que, dégagés de leur chrysalide, elles soient devenues papillons. Les plus petits enfants du couple achèvent leur parcours scolaire, vont quitter le nid familial pour l’université, et on sent poindre une interrogation, en particulier chez le père, sur le devenir de leur couple une fois en tête à tête, un moment peut-être où il va s’émanciper de ce qui le lie à sa femme.
Cela dit, May December fait tout autant songer à un kaléidoscope. Chaque témoignage recueilli par l’actrice ouvre une nouvelle porte, une nouvelle facette de la vérité qui se combine avec la précédente, reconfigure le portrait-mosaïque de ce couple sans qu’on puisse véritablement saisir ce qui édifie l’assise de leur couple, les rapports de force entre eux, leurs failles, la dynamique de leurs liens.
Le trouble est d’autant plus prégnant que l’actrice, dans l’intimité de sa chambre d’hôtel, s’entraîne à interpréter son modèle tandis qu’il arrive même que Gracie la maquille et la recoiffe pour redessiner son visage à son image. Ces effets de miroir complexifient encore d’un cran le jeu de dupe à l’œuvre dans ce film entre vérités et mensonges, apparences et secrets intimes, affirmations et non-dits sans que, jusqu’au bout, on ait le sentiment d’avoir saisi tout ce qui se joue dans cette famille nombreuse et recomposée.
Chez Justine Triet, c’est une tragédie qui ouvre Anatomie d’une chute, un événement que nous sommes à deux doigts d’avoir vu. Dans un chalet des Alpes en hiver, une romancière, Sandra, reçoit chez elle une étudiante qui prépare un travail universitaire sur son œuvre. L’entretien est interrompu par la musique très forte que met le mari, Samuel, en travaillant dans les combes. La jeune fille reprend la route. Nous suivons alors leur fils, Daniel, enfant mal voyant qui part se promener avec son chien. Quand il revient, il trouve son père devant la maison, étendu dans la neige maculée de sang. Le titre, Anatomie d’une chute, est explicite, il explore les conséquences de cette mort et les interrogations qui planent sur ce qui a conduit à cette chute, même si au terme du film on peut donner à ce mot « chute » une dimension psychologique, celle du mari ou celle du couple.
Nous suivons pas à pas l’enquête, les reconstitutions, les interrogatoires de la mère et du fils, seuls présents sur les lieux, jusqu’au procès censé déterminer s’il s’agit d’un suicide ou d’un meurtre perpétué par Sandra.
Il faudrait pouvoir dire avec force détails comment la mise en scène de Justine Triet s’inscrit dans le genre du film de procès en jouant sa propre partition avec une caméra plus attentive à des détails, mimant une dynamique documentaire et nous faisant osciller en permanence au gré des témoignages, des preuves avancées, des prises de paroles, nous maintenant dans l’incertitude sur la nature de ce drame.
Comme chez Todd Haynes, le film est l’occasion d’une plongée, magistralement incarnée dans l’un et l’autre film, dans les infimes ramifications qui composent nos existences, la complexité des enchaînements de nos comportements, les liens et les écarts entre les faits, leurs effets et leurs interprétations.
À Cannes, Jean-Luc Godard préférait la salle Debussy. Il était donc naturel que son ultime film, Film annonce du film qui n’existera jamais : « Drôles de Guerres », y soit découvert en présence d’un parterre prestigieux où l’on pouvait apercevoir, entre autres, Gaspar Noé, Jim Jarmusch, Pedro Costa et Albert Serra. Il était précédé d’un documentaire consacré à l’auteur d’À bout de souffle dans le cadre de Cannes Classics, section qui présentait par ailleurs une version restaurée du Mépris.
Comme l’ont présenté la réalisatrice Florence Platarets et Frédéric Bonnaud, directeur de la Cinémathèque française et scénariste du film, Godard par Godard n’est qu’un documentaire parmi les 100 autres possibles qui restent à faire à propos d’une œuvre qui n’en finira jamais de rayonner, de questionner, d’être déployée, redécouverte, commentée.
Le plaisir de savourer les bribes de films devenus des classiques, par le souvenir qu’ils éveillent et le désir de les revoir qui les accompagne, fait toujours son effet. Dans un parcours chronologique, les extraits de films sont agencés avec des moments de télévision ainsi que des passages des conférences de presse du cinéaste, qui faisaient toujours événement à Cannes. Godard fut toujours un excellent, quoique parfois difficile, client pour ces situations, jamais avare de critique en acte des pratiques télévisuelles et on ne se lasse pas de son sens de la formule, de sa pertinence, de son pouvoir de suggestion, mais parfois aussi de ses pirouettes verbales à l’emporte-pièce, au sens indicible quoique toujours stimulant. On retrouve avec plaisir des moments culte, comme sa colère avant que les réalisateurs parviennent finalement à empêcher le festival de Cannes en 1968 : « Je vous parle solidarité avec les étudiants et les ouvriers et vous me parlez travelling et gros plan ! Vous êtes des cons ! », qui a su déclencher encore une fois une salve d’applaudissements dans la Debussy. On le revoit aussi face aux « professionnels de la profession » quand il reçoit un César d’honneur en 1987.
Mais on découvre avec gourmandise d’autres prestations cathodiques qui font mouche, des entretiens avec des comédiens qui donnent des précisions sur ses méthodes de tournage permettant de réévaluer la légende d’improvisateur qui lui a longtemps collé à la peau. L’ensemble s’offre comme une excellente leçon de cinéma.
Godard a travaillé jusqu’au bout, et on ne sait pas dans quelle mesure son ultime court métrage de vingt minutes relève de la trace d’un projet abandonné ou s’il s’agit du film complet qu’il s’est contenté d’envisager. Drôles de guerres est accompagné du texte suivant dans le programme du festival : « Ne plus faire confiance aux milliards de diktats de l’alphabet pour redonner leur liberté aux incessantes métamorphoses et métaphores d’un vrai langage en re-tournant sur les lieux de tournages passés, tout en tenant compte des temps actuels. »
On sait que ses synopsis procédaient souvent par collage d’images, de phrases, de textes plus ou moins tronqués. Ce sont essentiellement de telles compositions fixes qui demeurent un moment à l’écran et s’enchaînent d’abord dans le silence – on songe au procédé des Ciné tracts. Des phrases musicales explosent par moments et des plans en mouvement, comme des repérages, laissent entendre qu’il peut s’agir effectivement d’esquisses d’un film qui ne verra jamais le jour.
Il semble que, comme le moindre gribouillis d’un peintre célèbre, on ne puisse pas s’empêcher de prêter attention à ces feuilles laissées par Godard qui nous laissent face à une matière picturale abstraite en rouge et noir, des phrases – par exemple : « il est difficile d’attraper un chat noir dans une pièce sombre surtout lorsqu’il n’y est pas », un proverbe chinois me souffle un moteur de recherche –, des collages, et de tenter d’interpréter les signes assemblés.
Le collage se poursuit jusqu’à l’image du dos d’une feuille de papier photo de la marque Canon qui peut, dans ce contexte propice aux associations, faire sens en renvoyant tout autant à la firme qui avait produit son King Lear (1987) qu’aux armes de la guerre dont il est fait mention dans le titre.
Il y a tout lieu de penser que chaque spectateur de ce court film échafaudera ses propres hypothèses et ruminera son incompréhension. Le feu qui brûle dans chaque plan du cinéma de Godard n’est pas près de s’éteindre.
22 mai 2023