CANNES 2023 – BLOGUE NO. 6
par Jérôme Michaud
Entre ombres et lumière
Si le soleil a finalement percé les nuages pluvieux qui planaient au-dessus de Cannes depuis l’ouverture, il est loin d’être entré dans les salles. On le sait, le cinéma s’intéresse moins à ce qui va bien qu’à ce qui plombe le monde. La plupart du temps, les bonnes comédies se font rares, alors que les documentaires lèvent le voile sur nos malheurs enfouis.
Poignant documentaire souvent tourné dans des conditions périlleuses, Bread and Roses, présenté en séance spéciale, est un grand témoignage livré de l’intérieur par des femmes qui vivent une oppression constante en Afghanistan. Dans les premiers instants du film de la cinéaste Sahra Mani, un plan vraisemblablement filmé à l’aide d’un téléphone portable nous place au centre de talibans qui se dirigent vers Kaboul. On croirait voir une troupe de barbares voulant assaillir une ville au Moyen Âge, mais ces images datent du 15 août 2021.
On est d’office projeté au cœur des événements et on peine d’abord à s’y retrouver dans l’alternance des scènes qui défilent à l’écran. Trois trames distinctes se dessinent. On y suit les luttes de trois femmes : une militante qui s’exile rapidement au Pakistan à la suite de l’arrivée des talibans et deux activistes, une toujours très dévouée à militer, l’autre moins, toutes deux toujours à Kaboul (on évite ici sciemment de nommer des noms parce que ces personnes peuvent toujours craindre pour leur vie). Cette triple perspective montre trois destins chamboulés, comme ceux de tant d’autres femmes dont on a retiré de nombreux droits, dont celui de travailler, d’aller à l’école, de se déplacer seules, d’aller à l’université, établissements qui sont fermés pour tous (maintenant rouvertes, mais seulement pour les hommes).
La plus militante manifeste ouvertement avec une trentaine de femmes qui bravent les talibans dans les rues. Ces images sont à glacer le sang et témoignent d’un courage dépassant l’entendement. La solidarité de ces femmes est exemplaire, mais l’immense résilience de certaines d’entre elles se voit brisée. Même avec des demandes aussi légitimes, – “Pain, travail, éducation et liberté!” – comment résister alors qu’on est en nombre aussi restreint, sans aucun soutien concret de la société, des hommes et même, parfois, de leurs proches? L’exil ou se cacher finit par être la seule avenue envisageable pour simplement survivre alors que, un an après l’arrivée des talibans, elles savent être connues d’eux et en danger. Mani a très bien su transmettre l’extrême cruauté de la situation dans laquelle ces femmes n’ont presque plus d’emprise sur leur destin.
Ce documentaire saisit d’effroi. L’impuissance face à la situation enrage. Lors de la projection, un spectateur a injurié l’écran, incapable de contenir cette colère, qui nous habitait tous, devant un taliban sans vergogne qui menaçait de tuer une femme parce qu’elle venait de manifester. Si le film souffre de quelques problèmes de construction, ce ne sont que des détails face à l’importance et la force de son sujet qui en font un des documentaires incontournables dédiés aux droits humains de cette année.
Avec un peu plus de légèreté tout de même, Blackbird Blackbird Blackberry de Elene Naveriani, présenté à la Quinzaine des cinéastes, est un drame dont le rythme, les dialogues et le style s’apparentent à du Kaurismäki, mais dont l’esthétique est cependant moins affirmée. Le film présente Éthéro, une célibataire endurcie de 48 ans en pleine crise existentielle. Dès la première scène, alors que la femme cueille une mûre dans la campagne georgienne, elle perd pied, glisse et se retient au dernier instant pour ne pas finir dans un ravin qui l’aurait conduite dans une rivière. L’événement l’ébranle et, retournant vers la maison, elle se voit sur une plage, en bordure de rivière, morte.
L’angoisse d’avoir peut-être raté sa vie, de ne pas avoir accompli suffisamment de choses, gagne visiblement Éthéro qui se lance dans une aventure amoureuse avec Murman, un livreur qui approvisionne son petit dépanneur de village. Elle fait l’amour pour la première fois de sa vie, découvre finalement son corps, elle qui a conservé un sentiment de culpabilité relatif à la mort de sa mère décédée à la suite d’un cancer peu de temps après sa naissance. La cinéaste Elene Naveriani présente les contractions qui habitent un personnage en quête d’émancipation, mais qui refuse de concéder un centimètre de cette indépendance qu’elle chérit.
L’émotion très contenue du jeu de l’actrice Eka Chavleishvili est assez fascinante. L’inquiétude face à son corps qui pourrait lui faire faux bon, qui ne semble plus être comme avant, transparaît à l’écran. Blackbird Blackbird Blackberry est une autre belle réussite pour Naveriani. Ce film marque aussi une nouvelle avancée du cinéma géorgien qui ne cesse d’impressionner récemment, entre autres depuis Beginning de Dea Kulumbegashvili (2020) et What Do We See When We Look at the Sky? d’Alexandre Koberidze (2021).
Enfin, il faut parfois opter pour du cinéma plus léger afin de ne pas terminer la journée en étant trop déprimé. N’ayant pas détesté le dernier de Jessica Hausner, Little Joe (2019), sa nouvelle comédie noire Club Zero ne semblait pas un mauvais choix, surtout que la cinéaste faisait un premier saut en Compétition officielle.
Difficile de ne pas être déçu par un film au scénario aussi famélique (je suis sans doute le centième critique à faire un jeu de mots du genre, mais j’assume) qui est de plus trop limpide, qui manque d’aspérités. Tout le récit tient sur une napkin blanche très mince de casse-croûte : un groupe d’étudiants se fait convaincre par leur enseignante d’avoir une meilleure alimentation, jusqu’à ne plus manger du tout et à se joindre à elle dans le “club zéro”, qui n’est finalement qu’une secte. Tout se passe graduellement, une étape à la fois, et voilà, c’est tout.
La mise en scène est tout de même assez réussie. Elle est soignée et les cadrages larges de Hausner parviennent à signifier et à rendre risible l’opulence des maisons des familles. La direction artistique bien uniforme, un peu kitsch, participe aussi à former l’univers sympathique du film. Si on esquisse quelques sourires en cours de route, la satire tentée tombe assez à plat et cela montre à quel point il n’est pas si simple de faire ce que Östlund fait, qu’on aime ou pas.
Club Zero parle assez superficiellement de religion, de famille, d’amitié et de troubles alimentaires. Le message plus central est si peu subtil que c’est comme s’il clignotait en rouge en plein milieu de l’écran : méfiez-vous des croyances! Oui, il est possible que, petit à petit, un pas à la fois, on vous conduise à croire en quelque chose qui pourrait finalement être nocif pour vous. Sur ce sujet des croyances, et cette fois avec une trame narrative surprenante, The Sacred Spirit, l’excellent film de l’Espagnol Chema García Ibarrade lancé à Locarno en 2021, vaut nettement plus le détour!
Enfin, petite parenthèse parce que, parfois, des choses se répondent pendant un festival. Si vous avez lu ce que Monia Chokri a dit lors de sa première (c’est maintenant disponible ici), Le livre des solutions de Michel Gondry, présenté à la Quinzaine des cinéastes, vous apparaîtra sans doute sous un nouvel œil, surtout que c’est une œuvre en partie autobiographique. C’est l’exemple même mis en fiction de ce que Chokri condamne. Dans le film, un cinéaste (de génie) se permet tout (c’est le principal ressort comique) au détriment de ses collaborateurs et collaboratrices.
S’il faut que les artistes de génie arrêtent de tout se permettre, il faudrait aussi qu’on arrête de faire des films qui glorifient ce même type de comportement chez eux, car le dernier de Gondry ne condamne en rien son personnage problématique qui n’a qu’à faire de banales excuses pour que tout le monde lui pardonne magiquement ses actions, ce qui est d’autant plus pervers! Est-ce que le fait que ce soit une comédie faite avec autodérision rendrait la chose entièrement légitime? Permettez-moi d’en douter !
23 mai 2023