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Festivals

CANNES 2023 – BLOGUE NO. 8

par Jérôme Michaud

Toujours à la recherche de pépites, il faut discuter, chercher, s’informer, mais on arrive parfois trop tard. Tel fut mon sentiment lorsque quelqu’un me parla de Only the River Flows de Wei Shujun qui semblait être dans mes cordes, un magnifique polar d’auteur dans lequel on finit par douter de tout ce qui a été vu. Intrigant, mais au final… je ne l’ai pas vu… À rattraper !

On se relève les manches et on creuse un peu plus pour finalement tomber sur un solide drame d’époque se déroulant au Chili en 1901 présenté à la Semaine de la critique : Los colonos de Felipe Gálvez, lui qui est surtout connu comme monteur, entre autres pour El gran movimiento de Kiro Russo. Complètement au sud, en Terre de Feu, José Menendez, un réputé propriétaire terrien, engage le lieutenant MacLennan, un ancien soldat britannique, Segundo, un jeune métis chilien et Bill, un mercenaire américain, afin d’ouvrir une voie terrestre vers l’Atlantique. On comprend assez vite que le projet va nécessiter l’élimination des populations autochtones qui occupent l’immense territoire.

Gálvez raconte l’horreur de la colonisation à l’aide d’un trio de personnages hétéroclites qui n’hésitent pas à faire feu dès que la situation se présente, sauf pour Segundo qui vit un dilemme moral important, alors qu’il participe, visiblement contre son gré au départ, à l’extinction des siens. Bien qu’il profite d’une certaine manière de ses actions perfides, on ressent constamment le déchirement d’un homme que ces événements vont marquer à vie. Los colonos réussit avec brio à camper des personnages tiraillés et instables qui représentent chacun une figure coloniale spécifique.

Le contraste frappe entre les scènes émotives, dans lesquelles les visages sont filmés de très près, et les paysages désertiques cadrés dans leur vastitude. Les subjectivités sont perdues dans l’immensité d’un monde qui les dépasse. Tuer est presque un jeu pour l’ancien soldat et le mercenaire qui s’aventurent dans un campement adverse avec l’assurance que l’inégalité que leur procurent leurs armes à feu les préviendra de tout. C’est à glacer le sang. Les personnages mentent sans cesse, ils se créent des fictions pour survivre, pour maintenir le déni des crimes perpétrés. Gálvez réussit un puissant drame psychologique qui ramène frontalement l’une des trop nombreuses atrocités coloniales sur lesquelles l’Amérique, telle qu’on la connaît aujourd’hui, a été érigée.

gros plan jeune femme avec les yeux fermés

Quelques fois par année seulement, j’ai l’impression de découvrir de grands cinéastes, des auteurs et autrices que je suivrai attentivement et pour de bon. J’attends impatiemment ces moments. Ce sont des coups de foudre artistiques qui m’emportent. Avant tout, l’œuvre doit me parler par le cinéma, être capable de communiquer le fond par la forme, sinon cette rencontre n’a jamais lieu. Cette année, j’ai eu l’agréable surprise de croiser le chemin du film d’Ilya Povolotsky à la Quinzaine des cinéastes.

Explorant aussi de vastes espaces, ceux de la campagne russe, son renversant road-movie Grace est une bien étrange histoire de fantôme. Un père et son adolescence (aucun personnage n’est nommé dans le film) errent et vivent depuis longtemps dans une mini vanne aménagée. Ils fuient leur passé, alors que l’urne contenant les cendres de la conjointe du père, également mère de la fille, ne les quitte pas. Il leur faudra faire le deuil de cette disparue pour vivre à nouveau : ils doivent se laisser mutuellement de l’espace et parvenir à s’épanouir avec d’autres, à aimer une nouvelle fois. Mais tout ça n’a rien d’évident étant donné la promiscuité imposée par leur nomadisme, d’autant plus qu’ils sont cloîtrés dans un quasi-mutisme, le lien de communication les unissant étant définitivement fragile.

Povolotsky propose une histoire de revenant, sans en avoir l’air, exactement comme Antonioni l’avait fait dans L’avventura. Et c’est ça le plus beau : il le fait en manifestant le plus subtilement du monde la présence de la personne absente. Tout se passe dans les prises de vue, dans la façon dont, dans certains plans, la caméra regarde, bouge, s’approche. La dernière scène du film, encore plus manifeste que toutes les autres, contient une action qui valide entièrement cette lecture, d’autant plus que la fin du film se passe dans un village en ruine partiellement abandonné, dont chacune des résidences pourrait être une maison hantée. Ce qui pourrait sembler être des longueurs et artifices formels inutiles permet en fait d’inscrire ce sous-récit dans la chair même du film, d’ailleurs tourné en pellicule. Tout comme l’adolescente qui prend des polaroïds dont l’image se matérialise peu à peu, Grace étend son spectre sur la durée, au fil de l’enchaînement de ses plans. Les rares moments musicaux surprennent d’ailleurs comme des apparitions étranges et magnifiques par leur atypisme. Grande œuvre qui passera probablement sous le radar, ce drame familial parvient à construire avec adresse un chamboulant récit, et ce, même dans ses silences qui en disent souvent plus que les moments dialogués d’œuvres bavardes.

femme avec masque de cochon

La sexualité attire toujours les foules et malgré l’heure tardive de la dernière projection de The Feeling That the Time for Doing Something Has Passed, sélectionné à la Quinzaine, il y avait beaucoup – mais beaucoup – de monde pour un film en apparence assez anodin. J’avais entendu de multiples éloges pour cette autofiction délurée faite avec trois bouts de ficelle et dont on vantait l’approche originale. Je ne fus pas déçu !

Dès l’ouverture, la cinéaste Joanna Arnow est complètement nue et couchée à côté d’un homme entièrement habillé semblant dormir. Elle lui parle doucement, pose son corps sur son flanc et se met à se frotter le sexe sur sa cuisse, de plus en plus rapidement. Petit malaise dans la salle, mais le ton est donné! Composée en s’inspirant d’événements de la vie de la cinéaste, trentenaire juive vivant à Brooklyn, cette œuvre enchaine des vignettes dans lesquelles son alter ego Ann, relativement tranquille et docile, cherche son chemin, autant dans la vie (le travail et la famille) que dans sa sexualité. L’exploration du BDSM est d’ailleurs l’un des filons principaux de ce film qui est plus comique que tragique.

L’approche intime de l’œuvre et sa mise en scène rappellent la démarche de Sophie Bédard-Marcotte. Pour établir les scènes, on est généralement placé à distance, en plan fixe, comme si on observait la scène directement sur place, ce qui accentue l’aspect documentaire de ce que l’on voit, même si les dialogues sont écrits. Il finit tout de même par y avoir du montage et on se retrouve quand même souvent proche des sujets. Joanna Arnow livre une œuvre si honnête et personnelle qu’elle touche à l’universel : l’acceptation et la découverte de soi et de son corps. Elle normalise et valorise cette recherche, en désamorce le poids qu’on pourrait ressentir à vouloir s’y lancer. C’est un cinéma qui décloisonne, ouvre des horizons et ça fait du bien.


25 mai 2023