CANNES 2023 – BLOGUE NO. 9
par Jacques Kermabon
Trois films de la compétition cannoise vus ces derniers jours se sont entrechoqués : L’enlèvement, de Marco Bellochio, La passion du Dodin Bouffant, de Trần Anh Hùng et Vers un avenir radieux, de Nanni Moretti.
Marco Bellochio ouvre son film en 1858 dans le quartier juif de Bologne, quand les soldats du Pape font irruption chez la famille Mortara pour prendre Edgardo, leur fils de sept ans, sur mandat du Saint-Office de l’Inquisition, sous le contrôle direct du Pape Pie IX. L’enfant aurait été baptisé en secret étant bébé et la loi pontificale est indiscutable : il doit recevoir une éducation catholique. On ne leur dit pas qui a baptisé l’enfant, ni où on l’emmène. L’affaire fit grand bruit à l’époque, les parents alertèrent l’opinion publique – on en parla jusqu’aux États-Unis – et n’eurent de cesse de vouloir récupérer leur enfant.
Trần Anh Hùng évoque le lien entre un gastronome riche et érudit et sa cuisinière. Le personnage est né sous la plume de Marcel Rouff dans La Vie et la passion de Dodin-Bouffant, gourmet, roman publié en 1920, redécouvert en 1995 et déjà adapté en bande dessinée par Mathieu Burniat en 2014. Il raconte le lien indéfectible entre un riche amateur de bonne chair et sa cuisinière, qui exécute avec brio les recettes que celui-ci invente. Mais à la différence du livre, qui déroule cette histoire après la mort d’Eugénie, le film imagine la relation entre les protagonistes de leur vivant.
Nanni Moretti se met en scène en Giovanni, un cinéaste connu qui se débat entre la réalisation d’un film d’époque – l’arrivée, en 1956, d’un cirque hongrois dans une petite ville italienne, invité par la section du Parti communiste italien au moment où les chars soviétiques écrasent dans le sang l’insurrection populaire à Budapest – et ses problèmes conjugaux – sa femme, chargé de la production de tous ses films, lui a caché être en analyse car elle n’arrive pas à lui avouer vouloir le quitter et produit parallèlement la première réalisation d’un jeune plein d’ambition.
En confrontant tous ces films à Cannes, on aimerait prendre le temps de se poser des questions de base. Qu’est-ce qui fait qu’un plan nous apparaît consistant ? Par quoi passe le sentiment d’une sorte de mollesse que nous percevons chez Trần Anh Hùng et celui d’une perpétuelle tension, d’une tenue chez Bellochio, d’une permanente justesse chez Moretti ? Le poids des sujets ? L’ode à la gastronomie française ne pèse en effet guère au regard des pages d’histoire brassées par Bellochio ou évoquées par Moretti. On découvre une Histoire de l’Italie avec la libération de Bologne de la domination pontificale en 1859, la tentative du gouvernement italien d’entrer dans Rome, toute un pan de l’Histoire européenne qui implique des figures comme le Pape Pie IX, l’empereur Napoléon III, Camillo Cavour et le secrétaire de l’État du Saint Siège. Quant aux événements de Budapest on sait combien ils représentèrent un moment de bascule, créant bien de déchirures au sein des communistes des pays européens.
La qualité de l’interprétation n’est pas en cause. Si elle apparaît d’une force exceptionnelle chez Bellochio, Juliette Binoche et Benoît Magimel ne déméritent pas en complices culinaires chez Trần Anh Hùng. L’avantage du Moretti, est que jouant sur plusieurs tableaux – films dans le film – et de différents registres, la question de la justesse de l’interprétation ne se pose pas dans les mêmes termes.
Des détails comme les costumes peuvent faire la différence, il ne faut pas négliger ces éléments. Dans le Moretti, la costumière vient demander au réalisateur d’approuver l’ensemble qu’elle a choisi pour le responsable de la section du PC. Giovanni, sous les yeux effarés de la femme, prend une paire de ciseaux, entaille le col de la veste et demande de le recoudre : « cela fera plus authentique ».
Le film de Moretti est aussi une leçon de cinéma. À un moment, on lui montre le titre d’une une de L’Unità, le fameux quotidien de la gauche italienne, créé en 1924 par Antonio Gramsci, qu’ils ont imprimé à l’identique pour le film. Il le trouve trop long, on lui rétorque qu’ils ont reproduit la une de l’époque, il le fait réécrire. L’authenticité passe parfois par une trahison, une réécriture.
Nous nous en voudrions de faire passer Vers un avenir radieux pour un film pontifiant. Cette fantaisie satirique, avec des moments à pleurer de rire, est surtout libre, plus proche de la forme de l’essai. Moretti ne se prive pas d’insérer, juste pour le plaisir, chansons et moments de danse – le réalisateur décrit à une assistante son envie de chansons comme motivation principale de faire un film. Alors qu’il va voir sa femme sur le tournage de l’autre cinéaste, il interrompt le dernier plan au moment où il doit être mis en boite – un jeune homme abat d’une balle dans la tête son ennemi à genoux devant lui – et se met à disserter sur l’éthique de la mise en scène de la violence allant même jusqu’à appeler Martin Scorsese pour lui demander son avis.
Les moments les plus réussis de La passion du Dodin Bouffant sont ceux quand la caméra s’attarde sur la préparation des plats filmée comme un ballet et leur découpe avant d’être dégustés. Mais cette manière de demeurer river aux mélanges de matière, aux frémissements des cuissons, aux craquements des feuilletés est trop littérale et accentue d’autant le décalage des scènes où les personnages s’expriment comme amidonnés dans leurs costumes et leurs expressions.
Bellochio donne à chaque plan une force qui doit moins à la fidélité de ce qu’il montre qu’à sa propre puissance expressive. Et cela passe par l’attaque du plan, l’angle de prise de vue, la lumière, un festival de ténèbres pour dépeindre les effets délétères des obscurantismes.
Il faudra revenir plus longuement le moment venu sur ces films tout comme sur celui de Wim Wenders. On m’a dit grand bien de Anselm, son portrait documentaire en 3D à propos de la vie et des gigantesques ateliers d’Anselm Kiefer, présenté en séance spéciale. Tourné au Japon, Perfect Days, en compétition, suit la modeste existence d’un employé, incarné par l’impeccable Kōji Yakusho, chargé de nettoyer des toilettes publiques à Tokyo. Il se lève, plie son tatami, part au travail, le soir il passe au bain public et parfois dans une librairie pour acheter un roman dans un lot de livres d’occasion. En se contentant un bon moment de le suivre dans les tâches routinières et ingrates de ce travailleur invisibilisé par sa fonction, le film instaure une lenteur mais impose aussi une attention propre à donner au moindre détail le poids d’un événement. La fiction, quoique d’une ampleur modeste, prend une autre dimension à l’arrivée de sa nièce, adolescente qui fugue pour la première fois. Une vie passée est alors suggérée au regard de laquelle le destin que cet homme a choisi, le sens de son existence sans ambition sociale, échappent complètement à sa sœur, venue reprendre sa fille en limousine avec chauffeur.
Allez savoir pourquoi, nous repensons alors à L’enlèvement et aux ecclésiastiques du film, au pouvoir arbitraire qu’ils exercent au nom de la religion. Arrivés à une telle échelle dans le contrôle social, jusqu’à quel point ces hommes – car ils sont aussi filmés par Bellochio comme des êtres humains avec leur poids de chair, de vieillissement, de faillites des corps, d’angoisses nocturnes – sont-ils sincères dans leur foi ou surtout conscients de la dimension politique de leurs comportements ? Impossible de savoir dans quelle mesure cette question est nôtre ou si elle nous a été soufflée par le film magistral de Bellochio.
26 mai 2023