Chronique du FID Marseille 2022
par Carlos Solano
D’un festival de cinéma, quel qu’il soit, on sort toujours un peu étourdi par deux régimes esthétiques bien distincts : l’esthétique de festival, commune et invariable au gré des villes et au fil des éditions. On a beau creuser, on y trouve rarement une véritable profondeur, les festivals de cinéma ressemblent de plus en plus à la « fashion week ». D’autre part, l’esthétique des films de festival, beaucoup plus stratifiée, complexe, indécidable : formes standardisées, gestes libres, films cérébraux, images en avance, en retard, à côté de la plaque ou placées au cœur d’un présent vif et brûlant. Ainsi, il est impossible, et c’est une bonne chose, de déterminer à quoi ressemble et en quoi rassemble l’esthétique des films présentées au FID, tellement d’édition en édition la ville de Marseille accueille et soigne une programmation sainement éclectique.
Et pour cause : le FID, jadis connu comme le festival international du documentaire signe sa dernière édition sous ce nom, il s’appellera désormais le FIC (Festival international de cinéma). Il n’est donc pas hasardeux que le film de clôture (hors compétition) ait été El Agua, de la cinéaste espagnole Elena López Riera, présenté à la dernière édition du festival de Cannes. El Agua constitue un peu l’emblème de ce qu’est le FID depuis longtemps déjà : un jeu fort, c’est-à-dire stimulant, entre les formes du documentaire et celles de la fiction, deux catégories qui tendent de plus en plus, et tant mieux, à perdre de leur valeur et à réinventer leur division historique. El Agua travaille ces formes au service d’une histoire, plutôt d’une légende, située à Alicante, en Espagne, région natale de López Riera. On y raconte que les montées d’eau emporteraient avec elles les jeunes filles qui tombent amoureuses. Love Streams mais à l’espagnole. López Riera abandonne timidement la stylistique audacieuse de ses premiers travaux (Los que desean, 2018) pour proposer un film au visage plus conventionnel bien que ponctué par des éclats d’une poésie rare.
Des histoires d’amour, on en a vu quelques-unes, moins ésotériques et un peu plus communes, comme celles de Mourir à Ibiza, conte d’été rohmérien réalisé à trois têtes (Anton Balekdjian, Léo Couture, Mattéo Eustachon) récipiendaire de quatre prix et non des moindres, dont celui de la compétition du premier film. Histoire somme toute banale, celle d’une poignée de personnages attachants et bien ficelés qui se retrouvent tous les ans pour passer leurs vacances d’été ensemble, d’abord à Arles, ensuite en Normandie puis finalement à Ibiza point culminant où cristallisent des tensions amicales et, dirait-on, amoureuses. Malgré son allure rohmérienne et certains lieux communs mobilisés par le scénario, Mourir à Ibiza reste tout de même un premier long métrage capable de se réinventer au fur et à mesure que le film avance tout en restant parfois assez sclérosé par la filiation nouvelle vague dont il se réclame sans ambiguïtés et qu’il revitalise occasionnellement, alors qu’on n’y croyait plus vraiment.
Moins rohmérien, plus garrellien, le premier long métrage du cinéaste catalan Mario Valero, Passe-parole, conçoit sa trame narrative sur la base – d’un crime ? d’un suicide ? – survenu au parc Montsouris à Paris. La piste hitchcockienne sera vite abandonnée au profit d’une autre enquête, ancrée cette fois-ci dans l’observation distanciée des rituels mondains et artistiques de la jeunesse bourgeoise intellectuelle. Sur elle, Valero porte un regard ni complaisant ni tout à fait critique, mais davantage flottant, plus souvent attentif à d’autres dimensions du réel, au réel tout court, qu’il traite comme source potentielle de grâce.
La recherche de l’amour ou plus précisément la quête d’un idéal spirituel, voire absolu, ancre également le premier film de Pierre Voland, Signal GPS perdu, (Mention spéciale du Prix national Georges de Beauregard), tourné en 8mm dans le Jura, région natale du cinéaste. Une succession de plans de paysages très granuleux, enneigés et brumeux, dépeuplés de présence humaine, forment la prémisse d’un film plastiquement inhabituel. Sa singularité provient moins du motif visuel choisi (un paysage somme toute assez banal bien que très somptueux) mais davantage du dispositif sonore employé. Les plans fixes de paysage sont prétexte ici à l’apparition d’une voix, celle Voland, tantôt exprimant son désir de retrouver une biche aperçue, tantôt récitant en ancien français des fragments du Chevalier de la Charrette de Chrétien de Troyes. Parole et image cherchent des points de jonction dans un dispositif relativement sobre mais dont la gravité sera vite désamorcée par l’apparition d’une troisième source plastique, contrepoint ultime : l’échange entre Voland et un inconnu sur une application de rencontre gay. Le paysage, par la voix, la parole et le texte se retrouve ainsi immédiatement requalifié, et Voland signe un grand film sur la perte, non pas du signal mais de la possibilité d’un miracle.
Moins mélancolique bien qu’également rythmé par des éclats d’abandon social en contexte pandémique, X14 de Delphine Kreuter fait l’hypothèse d’un monde où vivre en colocation avec un robot irait de soi : sans nécessairement verser dans la science-fiction, Kreuter signe le portrait de Liz (Lucie Cure), trentenaire vivant avec un cœur artificiel attendant la greffe d’un nouveau cœur. Si la métaphore sentimentale semble grossière c’est que le film cultive avec humour cette même grossièreté. Mise en scène décontractée, montage haché, indestructible philanthropie, X14 est un film aux intentions claires sur le besoin de se lier à des présences.
À cette fable excentrique tournée vers un avenir proche, répond un film ancré dans le présent tragique des frontières européennes, Dispatch from Przemysl (Notes for a Democratic Europe), sur le drame humanitaire provoqué par la guerre d’Ukraine, tourné à la frontière polonaise. Marine Hugonnier, réalisatrice française, établit des portraits en noir et blanc, ressemble témoignages et décrit une solidarité à géométrie variable. Le film documente avec justesse tantôt l’élan d’entre-aide au regard des ukrainienn.es blancs tantôt le racisme, connu par tous·tes au moment de l’éclatement de la guerre, porté vis-à-vis des personnes racisées (ici une jeune camerounaise) interdits de quitter le pays.
Comme dans n’importe quel festival de cinéma, le FID connait ses habitués : Les algues maléfiques le nouveau moyen métrage d’Antonin Peretjatko ne triche pas sur la marchandise et propose une variation sur le motif du zombie à qui on peut sans trop de difficultés reprocher un anti-wokisme certain ; Ben Russell présente son nouvel ébranlement sensoriel, Against Time, en continuité avec ses expérimentations stroboscopiques sur les liens entre image animée et musique électronique. Avec A Tale of Filipino Violence, Lav Diaz prend le temps d’explorer les raisons historiques de la violence aux Philippines, de 1974 à aujourd’hui. Œuvre exigeante, par sa durée (sept heures) et sa dureté, rarement Diaz aura été si frontal dans l’exposition de la cruauté humaine, A Tale of Filipino Violence s’oppose par son format aux conventions esthétiques et industrielles du cinéma contemporain mais reste fidèle au travail d’un cinéaste parfaitement accordé aux exigences artistiques et politiques du FID.
Mais le grand événement de cette édition aura peut-être été The Unstable Object II, prix de la Compétition Internationale, fresque colossale sur la marchandise réalisée par Daniel Eisensberg, deuxième volet de sa trilogie sur le travail en usine où le cinéma est conçu comme un incroyable capteur de gestes. Le film suit le processus de fabrication d’une prothèse de la main en Allemagne, le quotidien d’une ganterie dans le sud de la France ainsi que les ressorts industriels d’une usine à jeans à Istanbul. Leçon gratifiante d’économie sur l’origine de la marchandise, examen profond sur les liens entre l’humain et la machine, radiographie expérimentale sur le travail en usine (ce grand interdit de la représentation, comme dirait Jean-Luc Godard) et éloge du cinéma comme machine descriptive et analytique, The Unstable Object II bouleverse la perception, c’est-à-dire la pensée, que nous portons sur le monde.
Image d’ouverture : The Unstable Object II
18 août 2022