Fantasia 2016 – Blogue 4
par Anne Marie Piette
Troisième semaine de cette 20e édition de Fantasia. En introduction des séances, on constate un amusement du public pour une publicité récurrente de soupe instantanée, qui ajoute des exclamations de satisfaction aux classiques miaulements des festivaliers habitués. Autre fait cocasse encré dans l’air du temps, il nous est parfois donné, au même titre que la consigne d’éteindre son téléphone portable, la prière de ne pas chasser de Pokémons pendant la projection.
Outre ces observations, retour sur deux films ayant établi un dialogue intéressant sur la prostitution à travers l’âge et le temps. Respectivement marchandise et client, il y est question d’un prolétariat de la femme au revenu incertain, à la moralité équivoque, et de l’homme opportuniste à l’argent facile. Non dépourvu d’humour, ils font preuve tous deux d’une surprenante légèreté dans le ton. La prise de position morale y est plus ambiguë dans le premier tandis que dans le second les femmes y sont vulnérables et résilientes, et les hommes sont dépeints en partie comme des êtres démunis et passifs-agressifs.
D’abord, le film hongkongais Lazy Hazy Crazy, un portrait désolant de l’amitié entre jeunes femmes inspiré en partie des souvenirs de la réalisatrice et co-scénariste Luk Yee-Sum, présente lors de la projection. Dans un Hong Kong où la prostitution est légale, trois collégiennes laissées à elles-mêmes accèdent à l’autonomie financière, et expérimentent la rivalité en usant de leurs charmes féminins. L’équipe du film presque entièrement composée de filles a rendu possible le tournage de scènes intimes réalistes, convaincantes, et impudiques. Une direction photo aux couleurs éclatantes soutenue par une caméra fluide et dynamique fait le pari de schématiser l’univers toujours imprégné d’insouciance de ces protagonistes de 18 ans à peine, malgré le sujet lourd qu’est la prostitution de jeunes femmes. Un public enthousiaste de tous âges incluant un grand nombre d’aînés y allait de rires et de sourires pendant la projection. Tous furent moins loquasses, en commençant pas la réalisatrice, quand vint la période des questions et réponses qui fut vite bouclée.
The Bacchus Lady du réalisateur E J-young est un autre film de la vague sud coréenne. So-Young (Youn Yuh-jung), une ancienne fille de joie sur les bases militaires américaines, est désormais une «dame de Bacchus», elle vend dans les parcs de Séoul une boisson populaire contenant de la taurine connu sous ce même nom en plus de ses services sexuels. Son corps a perdu en tonicité, soulignant l’air de ne pas y toucher un autre tabou de la société : la sexualité supposée réprimée des corps vieillissants et la solitude psychologique et physique des aîné(e)s. Le doucereux âge d’or y est pauvre, en mauvaise posture par mauvais choix de vies, passages à vide, ou fatalité de la maladie. So-Young est une héroïne martyre exhumant de lointains remords alors qu’elle a la charge momentanée d’un jeune garçon, et que d’anciens clients et amis lui demandent successivement une dernière faveur. Elle habite un immeuble au voisinage coloré, qui inclut un transgenre et un unijambiste; des individus marginalisés formant une famille symbolique qui ajoute une touche de gaieté en parallèle au pathétique ambiant.
Cette 20e édition de Fantasia démontre une cinéphilie diversifiée avec sa programmation élargie : la section Genre du pays explore certains titres d’un cinéma national méconnu tandis qu’Éléphant : mémoire du cinéma québécois présente des versions restaurées de nos «classiques nationaux». Précédé du court métrage On sait où entrer, Tony, mais c’est les notes! de Claude Fournier, film sympathique malgré quelques ratés techniques durant la projection, Fleur bleue (The Apprentice) (1971) de Larry Kent est une belle découverte qui aura su réjouir de nombreux festivaliers curieux. C’est avec délice qu’on y découvre une jeune Susan Sarandon qui n’en était à l’époque qu’à sa deuxième apparition à l’écran. Mettant en scène une ribambelle de beaux enfants, la production comptait également les jeunes Céline Bernier, Carole Laure, et Steve Fiset. Ce dernier interprète un personnage jonglant avec laxisme entre amours et obligations. Fleur bleue se joue de son titre avec sarcasme entre ses refrains ringards en trame de fond à certains passages -dont à une scène d’érotisme en plein air, et son langage d’une exquise grossièreté aux phrases tournées avec humour par des quiproquos entre l’anglais et le français pour changer de la monotonie urbaine châtiée. Derrière sa façade ludique, le film se déroule à une époque où les tensions linguistiques étaient sans précédent au Québec. L’une des premières fictions bilingues, Fleur bleue met en perspective de façon symbolique la dualité culturelle de la province à travers un triangle amoureux capricieux. On y constate aussi à travers moult scènes cocasses que Montréal était à l’époque la capitale des vols de banque en Amérique du Nord…
Requiem pour un beau sans coeur (1992), pour lequel Bernard Émond fut conseillé à la scénarisation, a été projeté en version restaurée en présence de Robert Morin devant une salle comble et comblée. La majorité du public connaissait d’ailleurs l’oeuvre et ses répliques cultes par coeur. Inspiré par la narration et la caméra suggestive utilisées tout au long du film, mon voisin de siège ne pouvait s’empêcher de répliquer à haute voix à cette fameuse blague lancée par Gildor Roy à l’écran : «Pourquoi les castors ont la queue plate?». Lors de la période de questions réponses, au-delà de l’histoire de Richard Blass, ce criminel Canadien au style flamboyant, on fit allusion à une potentielle inspiration de l’effet Rashomon pour raconter selon de multiples points de vue l’histoire de l’évasion spectaculaire de Régis Savoie; une comparaison que Morin réfuta. Le cinéaste nous a ensuite parlé de l’idée d’utiliser une narration suggestive en référence à la télévision, qui privilégie une interaction directe avec les téléspectateurs dans les émissions de nouvelles ou de divertissement. Nous furent nombreux à rire aux larmes lors de la scène mémorable où la mère de Savoie reçoit la visite de la jeune Cindy venant récupérer un sac : sur grand écran, le dentier piétiné dans un bordel improvisé n’en est que plus hilarant.
Le très attendu Creepy du réalisateur Kiyoshi Kurosawa est un thriller d’horreur explorant la thématique de l’autodestruction de la famille dans un tout autre registre que Tokyo Sonata. On y retrouve avec plaisir Teruyuki Kagawa, interprétant avec une véracité captivante un voisin «terrifiant». Creepy s’inscrit dans un cinéma du suspense lugubre et gratuit. C’est un pur divertissement assez générique, jouant sur l’excitation morbide, les peurs et les clichés, avec une direction photo fantomatique convenue, et un scénario macabre mollement développé regorgeant d’incohérences. Kurosawa ayant fait preuve de beaucoup de versatilité depuis le début de sa filmographie, c’est un accident de parcours ludique et superficiel que l’on accepte volontiers en attendant le film suivant, La femme de la plaque argentique, un film dont la distribution compte entre autres Mathieu Amalric.
Enfin, proposant des affinités intéressantes, deux comédies dramatiques aux références raffinées et nostalgiques sur les années 1990. Women Who Kill, premier long métrage de Ingrid Jungermann, connue pour sa web serie F to 7th. Deux ex-copines vivent toujours ensemble dans un quartier branché de Brooklyn. Elles produisent des podcasts sur un sujet qui les obsèdent : les femmes qui tuent. L’une d’elle vivra un premier amour post-rupture avec une mystérieuse fille, la possible enfant d’une meurtrière en série. L’intrigue légère de ce thriller/ comédie d’horreur, son humour pince sans rire, mais avant tout l’atmosphère intimiste développée en parallèle pour les divers personnages tisse une toile qui serait plus crédible dans la continuité sous forme de série; l’interprétation aux dialogues très rhétoriques et anecdotiques devient du moins plus confortable une fois passé ce constat.
Little Sister de l’américain Zach Clark, qui fut très apprécié des festivaliers, rappelle l’époque des films politiquement incorrects grand public. Une famille désunie incluant une future bonne soeur ex-gothique, un grand brûlé aux airs de pizza man, et un duo de parents hauts perchés, se réunit le temps de passer une nuit d’Halloween improbable, et de recréer le lien filial. Tendu entre individualité et communauté, Little sister possède un humour à la fois décalé et sentimental. On l’a comparé à un composite surprenant entre le cinéma de Todd Solondz et la Famille Addams (selon Ariel Esteban Cayer, programmateur de Fantasia). Cette comparaison est justifiée.
31 juillet 2016