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Festivals

Fantasia 2017 – Blogue 3

par Céline Gobert

Cette année, le Festival Fantasia a une nouvelle fois mis en avant des voix féminines. On compte environ 14 longs métrages réalisés par des femmes, incluant Bitch de Marianna Palka, The Honor Farm de Karen Skloss, M.F.A de Natalia Leite ou encore l’excellent Most Beautiful Island de Ana Asensio, véritable pépite de la section Camera Lucida. Côté courts métrages, plus de 70 films de femmes ont été présentés au public, dans les différentes sections du festival, que ce soit Mon Premier Fantasia, le Fantastique week-end du cinéma Québécois ou encore le programme Born of Woman concocté par le codirecteur du festival Mitch Davis, avec qui nous nous étions d’ailleurs entretenus l’été dernier à l’occasion du numéro 179 autour du cinéma de genre au féminin.

Samedi, sa sélection de neuf courts métrages issus de sept pays différents (dont l’Australie, le Canada, ou l’Espagne) affichait complet, et a mis en valeur des thématiques les plus souvent liées au corps, à la violence sociale, ou à un rapport intergénérationnel trouble (mère/fils ou père/fille). La Canadienne Anabelle Berkani confiait ainsi devant une salle comble avoir tourné Apocalypse Babies, hanté par le spectre du réchauffement climatique, sans savoir que l’élection de Donald Trump deviendrait une réalité. Si l’on trouvait de belles propositions formelles du côté de l’espagnol Dead Horses de Marc Riba et Anna Solanas – six minutes de poésie noire sur la guerre, à travers les yeux d’un enfant et filmées en stop-motion – ou de l’américano-mexicain The Last Light d’Angelita Mendoza (présenté plus tôt à Cannes), qui offrait d’impressionnantes séquences en pellicule d’un cadre rural menaçant, on retiendra surtout les univers solides déployés par deux courts : le Français Un peu avant minuit de Anne-Marie Puga et Jean-Raymond Garcia, et l’Australien Creswick de Natalie Erika James. Dans le premier, une enseignante aveugle s’adonne à la sorcellerie dans une atmosphère inquiétante et érotique qui rappelle les belles heures du cinéma de Jean Rollin. Dans le second, une trentenaire ressent la présence d’une entité sinistre sur la ferme de son père, probable métaphore de leur angoisse mutuelle à quitter leur maison. Grâce un travail impeccable sur le son et la musique (signée Nathan Liow), combiné à un jeu subtil sur les ombres et les recoins de la demeure, la cinéaste basée à Melbourne offre le frisson le plus glacé du programme. C’est à peu près certain qu’on réentendra parler de cette jeune auteure dans un avenir proche.

Ce soir-là, le programme Born of woman précédait la découverte d’une première œuvre magnifique, très personnelle, qui évoque immédiatement les univers tourmentés, à mi-chemin entre le psychodrame et l’horreur, de Polanski et de Zulawski (on pense souvent à Possession) : Most Beautiful Island de Ana Asensio. La réalisatrice / actrice / scénariste et coproductrice a assisté à la projection très courue de son film tourné en Super 16, comme tout droit sorti des années 1970, et qui s’est mérité le Grand prix du Jury à SXSW. Sans concession, passionnant, d’un naturalisme sublime, celui-ci suit vingt-quatre heures dans la journée d’une jeune femme immigrante et sans papier dans un cadre urbain intense et étouffant. Asensio filme New-York comme le faisait William Friedkin dans son French Connection, dévoilant une ville tentaculaire, oppressante, impitoyable. Le bruit incessant des voitures et de la ville, constamment en arrière-plan, combiné à la cadence effrénée d’une journée où l’héroïne doit s’occuper d’enfants insupportables, participent à créer une atmosphère tendue à la tension qui va crescendo jusqu’aux sournoises et suffocantes dernières 45 minutes, dont il est préférable de ne rien révéler. Uppercut politique, à l’heure de l’esprit anti-immigration de l’ère Trump, Most Beautiful Island, inspiré par la propre expérience de la réalisatrice espagnole à son arrivée en Amérique, dissimule en son sein un profond désenchantement, voire une colère sourde, envers un «Rêve américain» qui a désormais tout du cauchemar éveillé, cafards grouillant dans l’eau du bain y compris.

Cette angoisse sourde liée à l’immigration, à la vie en tant que minorité dans une Amérique violente et désespérée, on la retrouve également dans le brutal et rageux Lowlife de Ryan Prows, présenté vendredi dernier dans le grande salle du Théâtre Concordia Hall en présence de l’équipe du film. Comparé en raison de sa structure narrative, de l’esthétisation de son ultra violence et de sa nervosité au Pulp Fiction de Tarantino (mais tout de même bien plus lourdingue dans sa structure et son utilisation de la bande-son), Lowlife convoque une galerie de laissés-pour-compte : une gérante de motel noire, un skinhead qui sort de prison, un mexicain masqué connu sous le nom d’El Monstruo. À l’instar d’Asensio, Prows utilise le genre pour mieux traduire la violence de la précarité et de la galère made in USA, où seules la débrouille et la solidarité assurent la survie. En effet, dans les deux films, les personnages s’unissent pour venir à bout du mal, qui, quelle que soit la forme qu’il prenne, n’est rien d’autre que le grand Capital et un système économique agressif qui en laisse beaucoup en bord de route. Bien qu’efficace, Lowlife est tout de même moins solide que Most Beautiful Island, et bien moins à l’aise dans les ruptures de ton. Les glissements du pur film de genre vers le drame y sont notamment moins réussis, le film peinant à entraîner une véritable empathie pour ses personnages.

Mêmes obsessions pour un cadre urbain déshumanisant et un capitalisme destructeur dans le mélancolique mais plus tendre The Tokyo Night Sky Is Always The Densest Shade of Blue du japonais Yuya Ishii, autre belle trouvaille de la section Camera Lucida, hantée cette année par les ravages du libéralisme (voir également le pince-sans-rire Free and Easy de Geng Jun, métaphore absurde d’une Chine ravagée dont parlait Charlotte Bonmati-Mullins dans le Blogue 2). Très réussi, The Tokyo Night Sky… fait également de l’entraide (et ici de l’histoire d’amour) la seule porte de sortie à l’individualisme général. Il suit deux «outsiders»,  désabusés, paumés dans la foule des 10 millions de Tokyoïtes trop pressés et rivés à leurs écrans de téléphones. C’est un film sur l’isolement, sur la difficulté de communiquer à l’heure où plus personne ne s’écoute vraiment (voir le running gag de la guitariste sur le trottoir ou celui du collègue qui demande toujours à son ami de se taire); un film sur comment survivre à la précarité, mais aussi aux factures qui s’accumulent, au réchauffement climatique, aux incertitudes de l’existence. Même porté par une certaine tristesse, The Tokyo Night Sky… n’est jamais sombre, au contraire, il célèbre la vie. Chaque scène est également l’occasion de déployer une idée de mise en scène inventive : split screens, ralentis, flous, séquences en dessins-animés, ainsi que des transitions aussi poétiques que les cendres brûlantes d’une cigarette se fondant dans les lumières nocturnes des immeubles dressés dans la ville.

Enfin, côté mise en scène soignée, impossible de ne pas évoquer le Philippin Town in a lake (Matangtubig), troisième film de Jet Leyco, qui a notamment travaillé avec Lav Diaz ou encore Khavn De La Cruz. L’espace naturel magnifié, en clair-obscurs, bruissements de feuilles et pluies diluviennes, y est une menace constante, tout comme le sont les hommes, en qui se niche une noire violence. Town in a lake débute avec le meurtre d’une jeune adolescente et la disparition d’une autre, provoquant l’émoi au cœur d’un petit village de Philippines. Leyco propose ensuite une satire assez cynique des autorités policières corrompues, et des médias sans morale qui capitalisent sur les drames. Formellement, le film, qui évoque en filigrane la coexistence de plusieurs mondes, bénéficie d’une direction de la photographie magnifique, et introduit à merveille des éléments fantastiques dans un récit sombre et réaliste, et ce jusqu’à rendre plausible le surnaturel, un peu comme le faisait The Wailing de Na Hong-jin, l’un des films les plus bouleversants présentés l’an passé par le festival.


27 juillet 2017