Fantasia 2021 – Blogue no. 4
par Céline Gobert
La deuxième semaine du Festival Fantasia est bien entamée. Hormis quelques exceptions, la cuvée 2021 a eu plutôt tendance à privilégier le film de genre d’auteur et la proposition décalée, à cheval entre deux chaises (réalisme et merveilleux dans Hello! Tapir, portrait intimiste et éléments fantastiques dans The Slug, drame social et film de possession dans Agnes) à une horreur pure et dure, au sens basique du terme, avec ce que l’on attend de sang, de monstres, ou d’effets gores.
Catch The Fair One (Josef Kubota Wladyka)
C’est le cas de l’Américain Catch The Fair One de Josef Kubota Wladyka, probablement l’une des propositions les plus intéressantes du festival. Efficacement mis en scène, le film se déploie avec la puissance d’un uppercut et l’âpreté des hivers les plus rudes. En son cœur sombre : les assassinats et disparitions de milliers de femmes autochtones en Amérique du Nord. Loin d’être misérabiliste, le long métrage rejoint ce qui se fait de mieux en matière de cinéma indépendant. Pas étonnant que l’on retrouve Darren Aronosfky à la co-production, lui qui a su creuser ce créneau-là et manier dans The Wrestler les mêmes substances noires : brutalité, tristesse, et fascination pour la puissance et la fragilité mêlées d’un corps qui souffre.
Ici, on suit la quête d’une ancienne boxeuse à moitié autochtone (géniale Kali Reis) pour retrouver sa petite sœur enlevée par un sordide réseau de prostitution. Pas de leçon sociale, pas de grands discours, juste une caméra au bon endroit qui fait jaillir des codes du polar un souffle, une dureté, une sensibilité que beaucoup d’autres films ne parviennent pas à révéler. L’esthétique crépusculaire et le design sonore angoissant font remonter à la surface violences du quotidien et souffrances indicibles, tandis que l’intrigue sans fioritures prend les codes du récit de vengeance à contre-pied (un peu comme l’a fait le récent Pig de Michael Sarnoski), gardant ainsi sous cloche le déferlement de colère attendu et toute catharsis salvatrice. Autour, des corps : corps qui se battent, corps enlevés et abîmés dans leur chair, corps disparus que l’on ne retrouve pas.
(Disponible en location à la demande)
Woodlands Dark And Days Bewitched: A History of Folk Horror (Kier-La Janisse)
Aucun amateur d’horreur ne devrait passer à côté du documentaire très fourni réalisé par Kier-La Janisse, fondatrice de l’Institut Miskatonic d’études sur le fantastique à Montréal, qui vise à retracer l’histoire de l’horreur folklorique au cinéma – des Britanniques Witchfinder General de Michael Reeves et The Blood on Satan’s Claw de Piers Haggard aux plus récents Midsommar d’Ari Aster ou The Witch de Robert Eggers. D’une durée de trois heures, le film s’attaque aux nombreuses ramifications et détours inhérents à l’exploration d’un tel sujet : cultes et sectes aux États-Unis, fantômes japonais, vampires issus du folklore russe, dibbouk de la mythologie juive, ou encore magie noire du Hoodoo africain (à ne pas confondre avec le vaudou, plus religieux). Selon les sensibilités cinématographiques de chacun, certains passages sont plus fascinants que d’autres. Pour ma part, j’ai particulièrement aimé le concept de psychogéographie c’est-à-dire l’idée que le territoire agit directement sur les émotions et le comportement des individus. Ou encore le rappel, essentiel, que l’horreur folklorique telle qu’on la connaît est le plus souvent racontée d’une perspective postcoloniale. Le cinéma, s’il stimulait l’émergence de nouvelles voix, pourrait ouvrir des portes inédites à ce courant cinématographique, à l’image du très bon film canadien en haïda Edge of the Knife de Helen Haig-Brown et Gwaai Edenshaw, principalement créé par des autochtones.
Orné de collages de Guy Maddin et hanté par la musique mélancolique de Jim Williams, le documentaire de Janisse est passionnant, notamment parce qu’il ne démord jamais de son souci d’exhaustivité. Film par film (plus de 200), sautant d’un pays, d’une tendance, d’une Histoire à une autre, tout en discutant avec une cinquantaine d’experts (en art gothique, mythes et croyances d’antan, cinéma, etc.) sur des extraits précis de films, la réalisatrice parvient à convoquer à l’écran l’atmosphère envoûtante de la « folk horror »; ambiance éthérée et inquiétante qui repose entre autres sur le conflit entre anciennes coutumes et science. Évidemment, cette dimension résonne tout particulièrement dans notre société contemporaine qui a vu renaître cette opposition dans le contexte de la COVID-19 et de la menace d’une destruction environnementale imminente. Dès lors, pas étonnant que l’on constate déjà sur nos écrans une recrudescence d’horreur folklorique post-pandémique avec le sud-africain Gaia de Jaco Bouwer et In the Earth de Ben Wheatley, preuve que cette fascinante branche de l’horreur est loin d’être chose du passé.
(Disponible en location à la demande)
The Story Of Southern Islet (Chong Keat Aun)
Parfaite illustration d’ô combien l’horreur folklorique est capable de saisir (peut-être mieux que n’importe quel type d’horreur) les particularités culturelles d’un pays, le Malaisien The Story Of Southern Islet s’impose comme un autre temps fort du festival et probablement le meilleur film de la section Camera Lucida, du moins le plus saisissant dans sa patiente distillation d’un effroi insidieux, qui s’installe par petites touches, déréglant les repères et le quotidien d’une famille sans problème. L’intrigue, basée sur les souvenirs d’enfance du réalisateur, se déroule en 1987, au pied du mont Keriang, au cœur d’une nature majestueuse et abondamment filmée : feuillages luxuriants, rizières et rivières environnantes, champs à perte de vue. Comme souvent dans l’horreur folklorique, le territoire fait partie intégrante d’un récit qui subit les assauts de l’inexpliqué, des dichotomies habituelles croyances/science, ruralité/progrès. Ainsi, lorsque des maladies et des morts soudaines surgissent de nulle part, abattant leurs foudres sur son mari, la sceptique Yan commence à douter : et si c’était l’œuvre du surnaturel?
The Story Of Southern Islet possède des allures de rêve éveillé, d’énigme qu’il ne faut peut-être pas résoudre et par laquelle il est mieux de se laisser porter. Avec son usage ensorcelant de cadrages immobiles, faits de silences, de répétitions de gestes et de contemplations, le film s’appuie sur sa lenteur formelle et la puissance suggestive de ses images fortes pour convoquer un monde invisible à l’écran, tour à tour merveilleux et menaçant : ombres et esprits, rituels chamaniques, silhouettes et fantômes. Chong Keat Aun nous laisse ainsi l’espace suffisant non seulement pour vivre l’expérience sensorielle qu’il propose de la façon qu’on le souhaite, mais également pour emplir chaque recoin sombre des monstres issus de notre propre imaginaire. Le film traite alors son sujet comme une dangereuse aventure subjective dont on ne revient pas indemne, sans jamais trancher la question existentielle qui le traverse (y’a-t-il un monde au-delà de notre monde?). Qu’importe la réponse : la force qui jaillit de ce cinéma quasi cérémoniel a déjà balayé l’équation. Rien n’a plus d’importance que ce qui se déroule sous nos yeux; une hallucination spirituelle, tout droit sortie de la mémoire d’un cinéaste dont on suivra assurément la suite de la carrière.
20 août 2021