Festival d’Annecy 2018, Jour 1 : Une journée dense et intense
par Nicolas Thys
Cette première journée du festival d’Annecy fût extrêmement dense. Sur les cinq séances qu’on a pu faire, les cinq mériteraient un long développement, ce qui ne sera malheureusement pas possible. Outre la première partie des courts-métrages en compétition et des films de fin d’études, on a pu voir Seder-Masochism de Nina Paley, La Casa lobo de Joaquin Cociña et Cristobal Leon et enfin Funan de Denis Do. Allons donc à l’essentiel.
La première séance a commencé sur deux films aussi simples que dramatiques. Dans Weekends, Trevor Jimenez dessine le point de vue d’un enfant balloté entre ses deux parents divorcés, et les nouveaux compagnons de ces derniers. Joliment rythmé, sans dialogue – ce qui est hautement appréciable – le film est doté d’une animation sobre et limitée qui colle à la personnalité de ces corps qui ne font que se renvoyer le petit comme on se renvoie une balle. Le final est élégant et doux, reconstruction mentale de l’univers de l’enfant décline. Rien de nouveau mais tout est bien amené jusqu’à la musique de Satie qui berce l’ensemble, mais tend à devenir un cliché dans ce genre de courts. Franco-brésilien, Guaxuma de Nara Normande est lui aussi plutôt simple dans son récit mais son émotion vient de la manière dont elle amène ses thèmes : la ville, l’amitié, la mort. Son film est un peu trop bavard avec cette éternelle voix-off, moins pesante que souvent mais qu’on aurait aimé encore plus sobre pour contempler encore davantage ses magnifiques animations de sable. Elle utilise une matière à la fois compacte, malléable et mobile, qui tend à l’effriter et renvoie à la mort – le devenir poussière – autant qu’aux plages du Brésil où se situe l’action. Elle utilise toutes les variations possibles sur les textures sable immobile où gisent des photos, elles aussi symbole d’un passé révolu, sable sur table de verre, coloré ou non, marionnettes couleur du sable mouillé. L’ensemble est cohérent et nous introduit dans une existence façonnée par cette substance volatile et changeante. Une réussite.
Parmi les autres films on retiendra Love he said d’Inès Sedan. On avait peur d’un énième poème animé, ce n’est pas le cas. Elle reprend l’enregistrement d’une intervention de Bukowski, courte et belle, et oscille entre la peinture pour le poète et le dessin pour le poème afin de créer un univers autour d’une œuvre. On regrettera juste une musique un peu trop présente : la voix fait des pauses, nul besoin de les remplir avec autre chose que l’animation, le silence est lui aussi profitable. On était heureux de retrouver Steve Cutts, idole du web, pour un Happiness à la hauteur de son précédent Man, en plus construit et plus ambitieux techniquement. En suivant des rats dessinés dans une mégalopole, l’auteur critique sauvagement une société de consommation qui oblige les gens à être heureux via l’achat d’objets inutiles, comme si le bonheur était une drogue dépendante du porte-monnaie.
Enfin deux vétérans étaient en compétition. Sun Xun était à Annecy l’année passée et faisait partie de l’exposition sur le cinéma contemporain chinois, créant une immense fresque. Son nouveau film, Tears of Chiwen, est un peu le résultat de ses travaux plastiques récents. Il interpelle, happe dans un univers magnifique où le rouleau est roi, s’amuse de codes orientaux et qu’on aimerait percer mais aussi, parfois, très occidentaux : Donald et le radeau de la Méduse sont des moments étonnants. On ne sait jamais trop où on est mais on regarde son film comme une calligraphie : sans comprendre le sens des mots, de ce qu’on voit, mais en appréciant la beauté du geste, les variations de l’écriture et en s’engouffrant dans un voyage mystérieux autant que critique vis-à-vis du monde contemporain. Avec Ride, Paul Bush travaille le mouvement à travers un voyage en vélo et en moto. Le cinéaste s’est amusé, image par image, à additionner des photogrammes de véhicules différents, à retracer le voyage d’un conducteur de deux roues vers l’avenir (et non vers le futur) comme s’il créait une histoire à partir d’une immense collection d’objets. Comme dans son Five minutes museum et d’autres films. Pris seul son film est sympathique mais il se fond dans le lot. Il serait bon de l’étudier par rapport à l’ensemble de son œuvre « photogrammatique » car il devient alors une pièce supplémentaire importante d’une expérimentation plastique et théorique sur l’animation et le mouvement des plus passionnantes. A quand une rétrospective Paul Bush ?
Côté films de fin d’études, on commencera par un constat positif puis une remarque inquiétante. Techniquement tout est bon et plusieurs courts-métrages sont de vraies réussites. Quand on voit ce que les étudiants parviennent à faire en une année, on peut être confiant pour le futur de l’animation. Néanmoins, c’est fou à quel point on reconnait souvent une école au bout de quelques secondes, ce qui induit un certain formatage stylistique et un manque d’originalité. Les écoles créent des techniciens, certes mais on a l’impression qu’elles demandent aux étudiants de se débarrasser de leur personnalité, de ne l’inclure que dans les récits – au mieux, car parfois ils sont aussi prévisibles, à l’image d’Hors saison des Gobelins. En gros, ils sont bien trop cadrés. Les histoires se rejoignent parfois. On est souvent dans l’inadéquation d’un personnage vis-à-vis du monde, comme s’il était au centre mais en retrait. C’est le cas de Bacchus (Viborg), Facing it (NFTS) ou Ming (CalArts).
On retiendra quelques œuvres un peu différentes. Issue de l’école de Łódź, Na Zdrowie ! de Paulina Ziółkowska s’amuse d’un rhume intérieur et intergalactique qui crée du désordre dans une ville. Avec une bonne dose d’humour, il fait se rencontrer, s’emboiter, se déformer et se multiplier les gens vers lesquels on éternue. Le style joue sur différents types de métamorphoses, un graphisme épuré, de belles associations de couleurs. A l’opposé, et venue de l’université de Westminster, on appréciera le travail d’Ivelina Ivanova sur Microdistrict. Elle propose le portrait d’une ville et, en associant différents types d’animation à partir de photographies ou de dessins essentiellement, elle met en parallèle l’homme et l’architecture typique des quartiers résidentiels de la Bulgarie d’après l’URSS. La manière dont elle traite le thème est sobre, expérimentale et admirable. Enfin, autre film dur et impressionnant techniquement autant que narrativement : Shadow de Lei Lei qui vient de la China Academy of Arts. Elle traite de l’agression sexuelle d’une petite fille à l’école. Sa technique est d’une grande maîtrise, les ombres sont à la fois pesantes, inquiétantes, fluide mais malléables comme si la matière allait englober l’enfant. Et le récit, sans parole, jouant sur des sonorités quotidiennes et un jeu sur l’ellipse, est particulièrement bien construit. Nul doute que son film est supérieur à certaines œuvres en compétition.
Parmi les longs-métrages, on commencera par La Casa lobo, un film qui souffre peut-être de quelques longueurs et qui devient répétitif par moment mais qui n’en est pas moins impressionnant. Les deux cinéastes chiliens ont réalisé leur film sur cinq années dans une douzaine de lieux différents à Santiago et dans différentes villes dans le monde, offrant la possibilité à des animateurs amateurs à l’occasion d’ateliers de poursuivre leur métrage. Ils improvisaient à moitié avec comme objectif de créer un « plan séquence » qui se déroule dans une pièce close. Il en résulte une œuvre complètement folle, de nature horrifique, sur une communauté allemande basée au Chili, productrice de miel, qui vit recluse sur elle-même dans la campagne. Une jeune femme un peu à part s’évade. Poursuivie par l’image d’un loup, elle se retrouve dans une maison au milieu de nulle part, découvre deux cochons qui se transforment peu à peu en humains.
Mais ce qui fait l’intérêt d’un tel travail n’est pas tant le récit que la façon de travailler l’horreur. En tant que genre le cinéma d’horreur-fantastique est très codifié. Cependant, les deux maîtres d’œuvre du film ne travaillent pas tant sur ces codes pour créer l’angoisse que sur les codes du cinéma d’animation qu’ils vont radicaliser afin de sonder son rapport à la mort, au réel et à la peur que peut générer le médium. Par exemple, les pièces closes utilisées de ville en ville ne sont pas parfaitement identiques, et il en résulte des changements brusques, peu perceptibles mais d’autant plus dérangeants que la voix-off narratrice poursuit comme si de rien n’était. Le lieu est donc un univers mental, en perpétuelle métamorphose et déconstruction. Il est toujours en train d’être transformé, découpé, repeint, démoli. On est porté dans des décors aux perspectives impossibles. Et cela ne s’arrête jamais, comme si le moindre stop était synonyme de mort. Autre exemple : la caméra semble bouger sans arrêt. Dans un film live, son mouvement est souvent fluide ou alors comme porté à l’épaule. Ici, il est instable et illogique. Dans tout film d’animation habituel on dirait que c’est « amateur », qu’il faut cacher cette instabilité. Mais ce mouvement antinaturel de la caméra rajoute quelque chose de fantomatique à cet espace hanté. Ce qui y vit est forcément monstrueux, pas ou peu humain.
Les techniques utilisées sont aussi surprenantes. On passe de marionnettes hideuses à du dessin mural à la manière de BLU. Les poupées sont constamment en train de se faire et de se défaire, et à la faveur d’un mouvement de caméra, on quitte un personnage qu’on retrouve plus loin, sans logique. Les déplacements sont impossibles et induises une présence maléfique. Et du corps en volume, on passe à sa représentation dessinée sur les parois d’une demeure qui semble l’absorber. On voit les traces de son passage sur le mur, les images précédentes qui perdurent et n’en finissent plus de se décomposer, le squelette de l’animation. C’est comme si à chaque avancée, quelque chose du temps passé restait gravé sur la surface du lieu, piégé à jamais. L’ensemble étant situé dans un espace à la fois infini mais minuscule apporte une sensation de malaise, de claustrophobie intense.
Tout est sous-entendu dans La Casa lobo. L’histoire de la fille, des cochons-humains, du loup, de la communauté allemande. Des symboles subreptices apparaissent par moment, nous faisant nous demander si on les a rêvés ou s’ils sont significatifs, à l’image d’une fenêtre qui apparait sur un mur et dont le dessin forme un bref moment une croix gammée. Deux choses sont certaines : on ne veut pas appartenir à cette communauté et on se souviendra longtemps du film.
Très attendu, Funan de Denis Do, qui aura mis 9 ans à se faire, est une jolie réussite. A la manière de Parvana, le sujet est fort mais les violences sont toujours cachées, hors-champs, à imaginer. Et finalement, comme le film de Nora Twomey, c’est un récit familial qu’on devrait montrer – tout en l’accompagnant, bien entendu – à des adultes autant qu’à des enfants dès 10 ans. Il aborde la période des Khmers rouges au Cambodge à travers le récit de la mère et du frère du réalisateur. Une femme, séparée de son enfant et, petit à petit, de toute sa famille, est forcée de travailler dans des camps pour le nouveau régime. Graphiquement, le style est sobre mais efficace et réaliste, le récit est bien construit, autour d’ellipses importantes mais qui n’entame en rien, bien au contraire, la compréhension. Le film va à l’essentiel et c’est très bien ainsi. Seul petit reproche : la musique beaucoup trop présente. Funan n’est pas une œuvre révolutionnaire mais il porte un vrai regard intime et personnel sur une période donnée et c’est un bon film, ce qui est essentiel.
Puisqu’il est important de survivre jusqu’au dernier article, qu’on doit se reposer avant les prochaines séances on reviendra demain sur Seder-Masochism. Avec d’autres courts-métrages et Chuck Steel, le film le plus attendu du festival – selon moi et, étrangement, personne d’autre.
5 juin 2018