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Festivals

Festival d’Annecy 2021 – Jour 2 : Canada et au-delà…

par Nicolas Thys

Retour à la compétition courte avec le deuxième programme, bien plus intéressant globalement que le premier, sans ratage et avec simplement des hauts et des bas. Les films du programme parvenaient à se répondre intelligemment à la manière de celui qui ouvrait la sélection, Conversation with a whale de Samo (Anna Bergmann) et de celui qui la refermait, Sous la peau, l’écorce de Franck Dion.

Ces films, bien que très différents, traitent tous deux de la difficulté d’être artiste, d’écrire ou d’être accepté en festival et des angoisses inhérentes à leur métier. Leurs auteurs, réalisant seuls ou presque ces courts, évoquent craintes, doutes et échappatoires. Le plus surprenant c’est que les deux utilisent, comme plongée dans un cocon protecteur, la figure de la baleine. Samo lui parle, le personnage de Franck Dion, devenu autonome, nage à ses côtés après avoir s’être dessiné une queue de poisson.

Samo utilise une imagerie douce, probablement issue de son univers enfantin et coloré. Elle parle de ses espoirs et surtout des rejets à travers des lettres – réponses de festival – qui explosent après avoir été lues, petites bombes qui la minent. Son personnage, version d’elle-même en mode petit prince triste : une cape, une couronne, une fleur arrosée qui se métamorphose douloureusement et un renard-loup orangé qui ne sera malheureusement pas son ami.

Franck Dion récupère les éléments de ses Voyages imaginaires en les transformant quelque peu. Il semble pétri d’angoisses à travers ses créatures : un homme masqué en animal face à des animaux aux masques humains. Ce qui pourrait sembler comique au premier abord devient vite inquiétant car il est difficile de savoir où va son héros et pourquoi. Il erre. Franck Dion va plus loin que son précédent opus, Per aspera ad astra. Si ce dernier produisait un effet clip, Sous la peau… peut faire penser à Rosto dans son utilisation d’une musique qui ne se réduit pas à une pure illustration. Elle varie, diminue, revient, change d’allure et participe à la création d’un univers mental. En outre, sa créature (dans tous les sens du terme) qu’il peine à faire vivre, évolue dans les profondeurs ténébreuses d’un bois, souvent en vue subjective, jusqu’à un miroir qu’il dépasse. Ce n’est pas Alice qui passe du côté fantastique mais la bête qui remonte à un niveau supérieur de réalité. Là, un arbre mort laisse entendre les voix d’un producteur – Didier Brunner – et d’une scénariste – Chloé Delaume – conseiller à la carcasse de l’auteur d’abandonner ce personnage qui cherche à rester en vie, à reprendre son périple, à se libérer en même temps qu’à se protéger.

Mal être et autoanalyse enfin évoqués. Deux univers, deux intimités, deux belles réponses de créateurs à l’angoisse de tous les autres.

Sous la peau, l'écorce

A côté, deux courts narratifs d’apparence plus classique mais particulièrement réussis semblaient dialoguer eux aussi. Chacun à leur manière, Angakuksajaujuq du canadien d’origine inuite Zacharias Kunuk et Tio du mexicain Juan José Medina interrogent l’animation comme réceptacle naturel des croyances ancestrales, réservoir fantastique et lieu propice à l’arrivée d’un outre monde. Animer c’est éprouver, ressentir la frontière ténue entre la réalité et l’imaginaire et ce n’est guère étonnant que deux cultures propices à la survenue d’une certaine forme de réalisme magique s’en emparent.

Toutes deux en volume, ces œuvres se jouent de la frontière ténue entre réalité et imaginaire à l’aide de marionnettes. Celles-ci sont toujours animées depuis notre monde plutôt que sur du papier ou un simulacre informatique, ce qui leur confère une autre dimension. Leur matérialité, ajoutée à un déplacement souvent lent, marqué, quelque peu saccadé, indique leur nature double en même temps qu’elles invoquent des matériaux traditionnels. Celles d’Angakuksajaujuq sont plus lisses mais idéales pour poser maquillage et légères rides. Ce film suit une chamane et son apprentie dans une guérison qui sera aussi spirituelle que charnelle. Elles s’enfonceront dans une cave où la peur sera leur ennemie, laissant planer un squelette numérique comme si l’âme, la dé-carnation, ne pouvait résider que dans le pixel. Elles iront ainsi à la rencontre d’une divinité et d’une vérité. Les figurines de Tio sont plus marquées, terribles dès leurs premières apparitions, que ce soit celle d’un vieillard mineur comme celle d’un enfant dont le visage affirme qu’ils ont déjà vécu nombre de traumas. Et celui qui vient sera pire. Le plus jeune met en doute l’existence d’un démon de la mine, et ainsi de croyances millénaires, auquel il doit apporter une offrande. Le voilà, au fond d’un trou noir, pris au piège avec la mort, l’esclavage, la violence et l’impossible sauvetage d’un pantin qui ne pourra que finir poussière avant de voir son âme, devenue oiseau, s’envoler. Là encore, la noirceur est partout et la magie fait partie intégrante du monde.

Si l’on préfèrera la douceur blanche, non dépourvue de violence, et le rythme glacial et onirique du court canadien, le film mexicain reste intéressant dans sa débauche d’énergie.

Zacharias Kunuk

Trois autres cinéastes confirmés et attendus à Annecy présentaient également leurs nouveaux opus et aucun n’a failli. Avec Le Journal de Darwin, Georges Schwizgebel a fait du Georges Schwizgebel et, c’est un peu son miracle, il parvient encore à se renouveler après plus de 40 ans de carrière. Ceux qui connaissent l’œuvre du cinéaste-peintre se replongeront dans un monde connu, en perpétuelle variation. Cette fois il adapte le journal de bord de Darwin et surtout un passage sur la rencontre du naturaliste avec trois indigènes capturés qui reviennent sur leurs terres après avoir été anglicisés de force. Les éternelles métamorphoses qui constituent le film sont rythmées par une musique aussi belle que terrible signée Judith Gruber-Stitzer. Par moment elles se stabilisent une demi seconde, comme dans Romance, pour reprendre de plus belle et donner l’impression (fausse) d’un immense plan séquence dans lesquels le présent se mêle à des flashbacks à travers un simple changement de forme du cadre. Les temporalités flottent, les espaces se meuvent et l’univers, dans son instabilité, laisse présager un futur mortifère. Une nouvelle réussite.

Bien plus drôle, Claude Cloutier reprend, pour Mauvaises herbes, coproduit par l’ONF/NFB et L’Unité centrale, sa technique proche de la gravure pour proposer une œuvre à la fois plus calme qu’Isabelle au bois dormant et peut-être plus absurde encore dans ses enchainements et dans ses inutiles batailles. Ceux-ci pourront rappeler à certains le principe narratif répétitif et délirant des Cocoshakers. Ici une fleur-oiseau pousse à côté d’une plante-crocodile. Les deux ne s’entendent guère, se jalousent, se disputent les mouches mais peinent à vivre l’une sans l’autre. L’humour est d’autant plus corrosif que les deux chimères végétalo-animales sont cruelles et leurs métamorphoses inattendues puisque la gravure leur confère une apparence plus fixe que le cinéaste déjoue à merveille. En outre, son film peut être interprété de multiples façons. Il est possible de le voir comme un inoffensif hymne au non-sens inspiré par Terry Gilliam ou comme le pire brûlot politique. Nous ne prendrons guère parti sauf pour dire qu’il touche juste et apporte une fraicheur certaine au milieu d’une compétition bien sombre et désabusée.

Davantage versée dans la nostalgie, le letton Vladimir Leschiov poursuit une œuvre fragile et douce avec Comeback. Ce dernier, même si ce n’est pas son plus réussi, reste dans la veine de ses précédents films, chacun dévoilant petit à petit un pan d’un univers délicat (à l’exception de Villa Antropoff coréalisé avec Kaspar Jancis). Loin du graphisme Pärn souvent adopté dans les pays baltes, Leschiov développe un style personnel et fin dont la description directe des sentiments humains ne cesse d’émouvoir. Il retrouve une fois encore le sound designer Pierre-Yves Drapaud pour ce film silencieux dans lequel un homme se souvient de son enfance, dans une URSS glaciale que venait réchauffer le hockey, la crosse faisant office de madeleine de Proust. Ayant grandi, il veut transmettre son ancienne passion à son fils à l’approche de Noël. Rien de grandiloquent, tout se joue en quelques traits, un décor composé d’un fond uni, quelques métamorphoses perdues entre deux époques. Son attrait tient à un rien, une question d’équilibre, comme si quelques éléments en plus ou en moins viendraient démolir l’harmonie générale des choses. Leschiov s’impose comme une sorte de poète du quotidien. Que demander de plus ?

Mauvaises herbes

Restent deux films, plus courts que les autres, fugaces mais non dépourvus d’intérêt. Le premier, Concaténation, est signé Donato Sansone et a les mêmes défauts et qualités que son précédent film. Il est ludique, épatant mais anecdotique. Il s’amuse formellement : un tir de balle issu d’une bouche se répercute d’image en image, dans de multiples directions, dans des extraits d’œuvres en mouvement divers : pubs, journaux TV, autres… C’est sympathique, bien fait, appréciable mais quelque peu vain. Le second est coréen et cela en dit beaucoup pour les habitués d’Annecy, qui se souviennent de Dahee Jeong, Park Jee-youn et autres cinéastes. Dans Unanswered telephone de Seunn Lee, on retrouve un certain non-sens angoissant et mystérieux. Le monde est semblable à un aquarium aux perspectives décousues dans lequel deux individus peinent à communiquer, la bile noire de l’un répondant aux paroles explosives – littéralement – de l’autre. Au milieu, un adolescent fuit sans y parvenir cet univers perturbé et cauchemardesque dont on peine à entrevoir la sortie autrement que dans la folie. Ses sonorités stridentes sont composées essentiellement de sonneries de téléphone que personne ne vient décrocher. Le voyage vaut le coup d’œil mais l’œuvre reste moins aboutie que celles des deux cinéastes coréennes précitées.

Concaténation

Alors que nous avons continué la journée par une rétrospective consacrée à William Kentridge, dont nous aurions adoré dire quelques mots, cela se révèlera impossible pour des raisons « techniques ». Le programme sur le site supprime chaque séance les unes à la suite des autres, il n’y a aucune application ni catalogue papier. Et nous ne pouvons évoquer la dizaine de courts métrages sans avoir le souvenir exact de leurs titres ainsi que la possibilité de les écrire. Dommage… !

Felix in Exile

Il reste donc à clamer notre admiration pour Archipel de Félix Dufour-Laperrière, séance qui a conclu notre deuxième journée de festival. Après le film de Pierre Hébert, on affirmera sans souci ce soir que le cinéma d’animation indépendant québécois figure parmi les plus importants à l’heure actuelle.

Félix Dufour-Laperrière est l’auteur d’un précédent long métrage animé, Ville Neuve, l’un des plus beaux films présentés à Annecy en 2019. Alors que ce dernier avait été laborieux à produire, le cinéaste a travaillé Archipel dans une économie de moyens permettant de trouver un souffle expérimental, une liberté certaine et une dynamique de fabrication qu’on ressent dans chaque plan. Le réalisateur est aussi scénariste et il écrit un dialogue d’une rare beauté, dans lequel chaque mot est pesé entre un homme et une femme que l’image libre et virevoltante viendra magnifier. La manière dont l’invisible personnage masculin nie l’existence de cette femme qui cherche à prendre corps rappellera Duras et les premières répliques d’Hiroshima mon amour.

Mais ici la mémoire n’est pas explosive. Dès le premier plan, Félix Dufour-Laperrière nous entraine dans une rêverie poétique qui brise les codes de la grammaire cinématographique comme seul le cinéma d’animation peut le faire. Un écran noir, une figure féminine et, à l’intérieur, un plan de mer. Le format du film épouse le corps de cette femme-océan dont les métamorphoses marines sont incessantes, la beauté éternelle et l’existence rendue difficile. Ce qu’on retient d’abord c’est ce noir. Ecran-tableau qui s’éclaircira parfois pour devenir blanc et sur lequel le cinéaste dessine et dépose son récit, revenant ainsi aux principes même de l’animation dessinée dont il explore les frontières et explose les limites. Prise de vues, dessins, (faux) documentaires, silhouettage, collages, calligraphie en mouvement ne sont finalement que des techniques, des formes complémentaires qui se chevauchent, communiquent et se répondent les unes les autres. Tout est animation donc tout est cinéma.

Archipel

Si les personnages évoquent leur rapport intime aux mots, la parole se déploie tout autant visuellement et devient hors limite. Le dialogue poétique entre un homme et une femme impossibles à identifier, continue. Ils sont territoires. Ils sont le temps. Hors et dans ces îles qu’ils décrivent. Ils sont partout et nulle part. A la première vision, on ne capte que des bribes d’images, de sons, de paroles. Tout s’entrechoque, on est happé dans l’œuvre à laquelle nous prenons part, spectateurs en miroir car le film est aussi un film-visage. Régulièrement, il nous renvoie des gros plans de visages, réels ou dessinés mais le dessin est aussi une forme de réel. Explosifs, brouillés, clairs, simples, ils peuvent nous regarder et on les regarde en retour, étonné de la diversité des styles qui défilent.

Cette diversité est liée au processus de création. Chaque animateur s’occupe de plusieurs segments sans souci de lisser le travail des uns et des autres pour que le tout se fonde dans un ensemble homogène. Mais, et cela relève du miracle, Archipel n’est ni une succession de vignettes ni un simple patchwork. Il ne brutalise pas mais prête à penser. C’est une œuvre unique et unifiée dont les transitions ne choquent pas, qui tourne en boucle dans un jeu de variations et de répétitions, les éléments narratifs, les motifs plastiques et chaque styles revenant, se modulant jusqu’au poème final.

Difficile de saisir dès la première vision tous les concepts évoqués, toutes les idées apportées et l’aspect foisonnant d’une œuvre sensible, politique, délicate et forte. Mais on en ressort si happé, qu’à la fin, déçu de voir la salle se rallumer, on prendrait bien une séance de plus – toujours sur grand écran.

Archipel


16 juin 2021