Festival d’Annecy 2021 – Jours 3 & 4 : Les étudiants impeccables, les pros déçoivent.
par Nicolas Thys
Alors que le soleil tape, les films continuent à être projetés devant des spectateurs d’autant plus contents de retrouver Annecy que cela faisait quelques années que le temps n’avait pas été aussi beau. Malheureusement, la compétition courte de ces deux jours n’était pas aussi belle que la météo ou que celle du deuxième jour. Il a fallu deux belles séances de films d’étudiants pour relever le niveau.
Pour la compétition 3, plusieurs films étaient tout simplement anecdotiques et paraissaient faibles à l’image de How to be at home d’Andrea Hoffman, voix off illustrative qui reprend les clichés du confinement en mode flip book. Marie Paccou et William Kentridge sont passés par là en allant plus loin et en ayant suffisamment confiance en leur animation pour ne pas ressentir le besoin de vouloir tout surexpliquer inutilement. Idem pour See me de Patty Stenger et Yvonne Kroese, drôle et moche mais simpliste et pauvre sur le regard de l’enfant perdu dans une fête à la recherche d’attention – et d’un poisson. Dans Swallow the universe, à trop vouloir en faire Nieto propose un film indigeste et qui sonne creux. Les magnifiques dessins d’origine en mettent plein la vue, nul besoin d’en rajouter une couche dans l’esbroufe. Bestia d’Hugo Covaburrias et Mom de Kajika Aki envoutaient davantage, le premier avec de magnifiques et étranges poupées de porcelaine perdues dans un contexte historique incertain et le second avec un univers joli et dérangeant, modernisation des Chasses du comte Zaroff. Les deux pêchent, cependant, par des narrations non linéaires et/ou pseudo-métaphoriques qui finissent par obscurcir et desservir leurs propos. Quant à Easter egg de Nicolas Keppens, c’est l’emblème du film hype dans sa vaine mélancolie. Il suit deux personnages décalés et asociaux dans une esthétique à la Beavis et Butt-head bien trop douce pour être percutante. L’impression qui reste est celle d’un peu agréable déjà-vu à la fin prévisible.
Retenons deux films qui sortent du lot. Dans Zoizoglyphes, Jeanne Apergis donne l’impression de vouloir visualiser le son, de créer une partition bruitiste à partir de petits êtres noirs sur fond blanc qui se superposent, vont, viennent, se détachent sur une rythmique étonnante et dissonante le tout dans un scrolling qui rappelle la lecture d’un long rouleau quasi vierge. La simplicité visuelle permet d’observer d’autant mieux les micro-variations dans le mouvement, d’être happé par ces « glyphes » qui bougent comme ils piaillent et de générer une ambiance singulière dont on se demande si c’est l’audio qui fait agir le visuel ou l’inverse, ce qui renforce encore son côté ludique. Mais surtout, chaque « zoizo », dans sa singularité ou dans leur multiplicité, devient la composante d’un monde aux récits multiples, enchevêtrés, où tous les possibles sont permis. Les sensations visuelles ainsi mises en œuvre se transmettent à tous les sens et proposent une belle expérience cinématographique qu’on est heureux d’avoir découvert sur grand écran.
Ce qui résonne dans le silence de Marine Blin est un beau film sur la vie et mort, et surtout sur l’apprentissage et la prise de conscience de cette dernière. Tout en délicatesse et en tendresse, l’animation suit le récit, réduit à son minimum, d’une femme qui raconte son expérience. Petite, on lui a caché la vision de personnes décédées de son entourage. Quelques traits, un décor uni et de multiples variations d’échelles et autres métamorphoses rendent l’expérience aussi sensitive qu’émouvante. Dans une deuxième partie où la narratrice révèle sa profession, l’animation cesse peu à peu, les coups de crayons se font plus détaillés, plus précis mais plus fixes. La vie se fige, ne perdurant que dans le passage d’une esquisse à l’autre, et le dessin devient présence-absence des corps sans vie et, d’une certaine manière, de ce qui résonnera toujours dans le silence du titre.
Globalement, la compétition 4 était plus appréciable que la troisième même si certains films paraissaient en-deçà. Au troisième visionnage d’Horacio de Caroline Cherrier, l’ennui gagne. La banalité psychopathique de son personnage ne suffit plus à capter l’intérêt et l’esthétique colorée et « Gobelinante » ne rattrape rien. Il reste néanmoins plus intéressant que Huang Jin Chi Ren La de Xia Su. Des pantins jaunes mal articulés sur fond rouge évoluent dans un poncif moral à la fin caduque. Rien à retenir. Hold me tight de Mélanie Robert-Letourneur coche toutes les cases du « film sur le sexe » en animalisant le coup d’un soir. L’univers visuel est aussi splendide que la narration multiplie les clichés. Tout y passe en termes de pratiques et positions. L’animation des métamorphoses, des corps sauvages est particulièrement réussie, mais à quoi bon ? Avec Opera, Erick Oh, nommé aux Oscars réalise un film bruegélien : une pyramide, une hiérarchie, mille microéléments pour une révolution, le tout dans un univers géométrique. On ne verra jamais deux fois le même film mais son système est lourd et cherche trop à en imposer.
Du côté des cinéastes confirmés, shapes.colours.people. and floatingdown de Peter Millard déçoit. Juste du Mondrian animé. Sympathique mais, d’un tel cinéaste, on attend plus. Avec Le Réveil des insectes, Lansaque et Leroy s’en sortent mieux. Leur univers ne change pas : un malaisant mélange de 3D simplifiée et d’images qu’on dirait retouchées. Le Vietnam laisse place à la Chine et deux personnages plutôt âgés s’apprivoisent lors d’une journée particulière. La poésie visuelle qui émane des insectes, du travail sur la mémoire et de la description d’un quotidien devenu incertain est intéressante mais on en aurait aimé davantage et on reste quelque peu sur notre faim dans le traitement de la sénilité. Quant à Sacha Svirsky, adepte d’un cinéma conçu sur un ordinateur programmé au LSD, il rajoute une pierre à l’étrange et foutraque édifice qu’il construit de film en film dans Vadim na progulke. On appréciera même s’il va si loin dans la déconstruction et l’accumulation d’éléments disparates qu’il finit, pour la première fois, par nous perdre en route.
Les deux films qu’on retiendra cette fois, très différents l’un de l’autre, sont issus de l’ONF/NFB : Affairs of the art de Joanna Quinn et June night de Mike Maryniuk. Cela faisait 15 ans qu’on attendait de retrouver Beryl, personnage récurrent des films de la britannique Joanna Quinn depuis sa première apparition en 1986 dans Girls night out. C’est chose faite et le film devrait autant plaire à ceux qui suivent l’immense cinéaste qu’à ceux qui la découvrent. Beryl est désormais aux portes de la soixantaine, elle aime l’art, revient sur son enfance et celle de son étrange sœur passionnée par la mort, Lénine et l’empaillement. Cette dernière, une fois partie aux Etats-Unis, aurait largement pu devenir un personnage de Bill Plympton, ce qui procure à cet opus un petit côté cross-over plaisant. On découvre également la liberté que lui procure sa vie de famille, composée d’un mari et d’un « Tanguy » – un ado trentenaire. L’intérieur est le lieu de la liberté pour Beryl qui peut se laisser aller à mille sensations et expérimentations traduits par autant d’esquisses et de métamorphoses aussi fluides que légères en dépit de la rondeur des corps. Le monde extérieur, par contre, lui semble trop réel pour affirmer sa folle personnalité. Quinn retrouve son trait unique, proche parfois du cartoon et modernisé par l’utilisation d’une tablette graphique, pour exprimer une joie de vivre communicative. Son film est une bouffée d’air frais dans la compétition.
Mike Maryniuk, cinéaste manitobain issu du Winnipeg film group et passé par l’ONF/NFB à plusieurs reprises revient avec le bel et onirique June night. Ce court métrage réalisé pendant la pandémie s’amuse d’éléments empruntés au found footage pour évoquer l’éternelle figure de Buster Keaton en pleine introspection, à différents âges. Silhouette redécoupée et animée à partir de différents films, comme avait pu le faire Virgil Widrich dans Fast film, Il réfléchit sur le monde, le redécouvre, le réinvente entouré d’une nature luxuriante qui pousse, en volume, autour de lui. Quoique marqué par cette dernière année, June night s’inscrit hors du temps et aurait aisément pu être regardé il y a 10 ans comme il le sera dans 10 ans. Le mélange des techniques et des styles envoute autant qu’il interroge en fait rêver. Si le film est réussi, Maryniuk prenait peu de risques puisque jamais un film avec Buster Keaton ne pourrait être mauvais !
Avant de passer aux courts-métrages de fin d’étude, il est nécessaire de mentionner le beau long métrage de ces deux journées : Absolute denial de Ryan Braund, premier film réalisé quasi seul, à l’exception de toute la bande son. Réflexion autour de l’intelligence artificielle, de la folie et du rapport à sa propre conscience, la force du film est de tendre tend vers l’épure la plus totale sans tomber dans l’abstraction, à l’exception d’une belle séquence kaléidoscopique au mouvement incertain. Braund anime, dans un monde en noir et blanc, plutôt charbonneux quasi sans nuance de gris, un personnage et un ordinateur – nommé « Al », les cinéphiles apprécieront. Les autres êtres vivants ne sont que des voix au téléphone, des absences dans des bâtiments vides comme dans la vie du protagoniste lui aussi fantomatique, légèrement vibrant comme sur le point de défaillir. Hallucinations, maladies et défaillances de l’esprit sont au cœur d’un récit marqué par un passionnant dialogue homme-machine qui est d’abord un dialogue d’un humain avec lui-même.
La belle surprise de ces deux dernières journées est venue des films de fin d’études. Nous n’avons pu en voir que deux programmes, l’aménagement des horaires ne nous permettant malheureusement pas d’en voir davantage sur grand écran, mais ils étaient d’un excellent niveau. En quelques mois à peine, les étudiants issus d’écoles du monde entier ont fourni un travail tel que plusieurs d’entre eux auraient pu sans souci remplacer certains films de la compétition officielle. Et surtout, nombreux sont ceux qui proposaient, chacun à leur manière, des réflexions intéressantes autour du cinéma, de l’animation et de la mise en scène. L’extrême richesse et diversité des œuvres était également appréciable avec une belle trajectoire d’un film à l’autre dans chaque programme.
Nous avons ainsi pu naviguer, pour la compétition 4, entre l’absurde logique dessinée de cruelles têtes sans corps avec Ontbiding de Dries Bogaert, l’observation réaliste d’un quotidien qui se délite après la disparition d’une fillette dans Oh Babe, It’s a Wild World de Coline Durtschi-Guillemot, la chaude expérimentation pelliculaire de Ruihong Tang dans Summer, summer ou les réflexions politico-filmiques sur le monde contemporain, ses niveaux de réalité et ses rapports de force dans Contraindre d’Antoine Fontaine et Galdric Fleury. Quant à la compétition 2, elle oscillait entre un milieu sous-marin aux airs du Corps étrangers de Nicolas Brault mais composé d’ombres et de lumières et revenant aux sources du cinéma avec Świątynia Ukwiału de Justyna Pasdan, un court et étonnant found footage norvégien, Film Fond de Claudia Munksgaard-Palmqvist qui interroge la matière filmique et le mouvement plus encore que les films eux-mêmes, ou une œuvre pointilliste qui présente l’humain, devenu spectral, et la réalité du point de vue des algorithmes avec Forever de Mitch McGlocklin.
Là encore, même si nous ne pouvons tous les évoquer alors qu’ils le mériteraient, nous en mentionnerons trois. D’abord Mon ami qui brille dans la nuit, la plus belle production des Gobelins depuis longtemps. Si le style graphique des personnages est un peu scolaire, les décors sont magnifiques dans leur simplicité et s’accordent à un récit limpide, parfaitement construit. Naïf et poétique, il incarne un certain réalisme magique et s’amuse des frontières entre réalité et imaginaire par le biais de l’animation tout en interrogeant l’amitié aussi bien que le difficile passage vers l’au-delà. A l’opposé, Eyes and horns de Chaerin Im, coproduit par Fabian & Fred est un puissant et dynamique exercice métamorphique inspiré par Picasso. En convoquant des figures mythologiques, la cinéaste met en parallèle la danse, la violence, le sexe mais en transgressant des frontières normatives qu’elle tend à faire disparaitre. Comme si chaque trait virevoltant était une esquisse, un entre deux en lutte pour une redéfinition des corps. Enfin, dans La Confiture des papillons, Shih-Yen Huang évoque de façon surprenante sa relation à son père et à ses animaux en animant… des espaces et des objets. Tout repose sur un rapport de présence-absence des plus singuliers car inversé. Le vivant s’invisibilise quand se meut l’inerte. A mesure qu’elle grandit, en voix off, lieux et choses se métamorphosent, prennent des perspectives différentes, toujours unis dans le temps. D’un espace l’autre, les couleurs diffèrent au gré des époques qui changent. Ce qui est, a priori, sans vie devient vivant pendant que les héros ne prennent jamais corps, coincés dans les mots. En quelques minutes, la cinéaste propose un parcours dans sa mémoire, et un rapport aux fragments qui la peuple, des plus originaux.
Les avantages de ces films résident peut-être aussi leur durée, souvent plus courte que celle de la compétition pro, dans leurs moyens limités d’emblée, propices à l’inventivité et dans l’audace des étudiants qui osent s’exprimer. Sans précipitation mais avec de belles créations narratives et formelles, ils contournent les problèmes pour créer des mondes uniques en s’appuyant sur des mises en scène et des récits riches et libres. Seul regret : ne pas avoir pu voir les deux autres programmes.
21 juin 2021