Festival d’Annecy 2024 : Des livres, des mots, des images
par Nicolas Thys
C’est sur un temps humide et plutôt frais et une première sélection courte bien faible et composés de films trop longs, égotistes, anecdotiques ou ridicules que le festival a démarré. Seul était à sauver La Voix des Sirènes (Miyu, 50N) de Gianluigi Toccafondo, magnifique exploration sous marine et revisite contemporaine du mythe de ces femmes poissons, entre beauté et monstruosité. La cinéaste revient à ses premières techniques, explorées depuis les années 1990, pour composer un film d’horreur haut en couleur et d’une étonnante douceur.
Heureusement, au fil des séances, le niveau s’est bien relevé et un thème a paru revenir régulièrement, davantage que les années précédentes, même s’il n’a rien d’inédit. En complément des images, des sons et de leur accumulation, les animateurs sont arrivés avec des propositions plus « littéraires ». La nécessité des guillemets s’impose puisqu’il ne s’agit pas ici d’adaptations mais de mettre en mouvement le livre, présenté comme média, ou son contenu : le mot voire la lettre. Présents dans toutes les sélections courtes, ces trois éléments étaient dotés à chaque fois d’une magnifique énergie poétique.
A commencer par Misérable miracle, le film de Ryo Orikasa (Miyu, ONF/NFB) en compétition 5. Le cinéaste japonais reprend un poème d’Henri Michaux relatif à sa prise de mescaline et, fidèle à ce qu’il fait depuis Scripta volant en 2011, il va animer les mots, proposer une calligraphie en mouvement, explosive, abstraite, hallucinante et hallucinatoire. Chaque élément, chaque ligne se métamorphosent, se lient les unes aux autres et le texte prend vie, réinterprété par l’instabilité de l’animation. La lecture du poème par Denis Lavant dialogue avec l’animation, obscurcit ou augmente le texte mais contribue à le rendre fantasmagorique.
On retrouve Ryo Orikasa dans le Work In Progress d’Ito Meikyu, nouveau projet de Boris Labbé (Sacrebleu). Le réalisateur français, auteur des sublimes Rhizome et La Chute, poursuit son travail sur la boucle animée, les observations d’actions découpées en section et leurs métamorphoses mais cette fois en se tournant vers le Japon et l’écrit. Pour la première fois il va utiliser la VR, qui permet de poursuivre ses expériences vers une narration sans hiérarchie, où début et fin n’ont plus vraiment de sens puisque chaque spectateur a un certain contrôle sur ce qu’il choisit de voir. Il évoque les fukunuki yatai (les peintures de bâtiments sans plafond), les métiers à tisser mais aussi des inspirations issues du Dit du Genji et des listes issues des Notes de chevet de Sei Shonagon – déjà citée par Chris Marker dans Sans soleil qu’on imagine bien être une référence pour Labbé. Et surtout une collaboration avec Orikasa afin de proposer des idéogrammes animés au sein des multiples listes qu’il va animer et filer.
Dans la compétition off-limits, les québécois Nicolas Brault et Moïa Jobin-Paré se répondent en animant des ouvrages. Dans Mémoire entropique, récemment récompensé à Zagreb, le premier explore des ouvrages composés de photos de famille en décomposition suite à une inondation. Les souvenirs sont indistincts, les pages, cassantes, se décomposent comme si tout était voué à disparaître et la profondeur de champ, à la fois ouverte par un dispositif en 3D stéréoscopique mais relativement faible n’en finit pas d’interroger les limites de la mémoire et l’irrémédiable effacement du temps. Les familiers de l’œuvre de Nicolas Brault verront la suite directe de son travail sur le flou des images et la disparition progressive des matières et des surfaces déjà amorcé dans Corps étrangers et Squame.
Poursuivant son travail autour de la photographie, de l’animation et des mix médias, Moïa Jobin Paré utilise également des images personnelles issues de sites divers dans son dernier opus Albums de familles. Elle part d’ouvrages intimes, souvent peu montrés hors du cadre familial, mais dépourvus de mots pour créer un labyrinthe filmique au sein de corps et d’espaces que l’on observe sous un jour inédit. Le livre apparaît moins mais il est au cœur du dispositif et elle transforme, relie, retravaille gestes, lieux et individus comme s’ils étaient des fantômes destinés à réapparaître sous de multiples formes. Ce faisant, elle repense cinéma et photographie comme créateurs de formes aussi instables que fascinantes.
Les étudiants ne sont pas en reste avec Between you and me de la canadienne Cameron Kletke (Emily Carr University) et The Last visit de la thaïlandaise Keawalee Warutkomain (Estonian academy of arts). Cameron Kletke utilise le journal intime pour explorer des thèmes qui lui sont chers à l’aide de peintures, pastels ou encres. Le journal et la page sont présents dès le début en tant que matières et en tant que lignes qui vont progressivement se transformer en différents éléments. Ainsi, la réalisatrice dévoile les différentes strates de son univers intimes, parfois indistinct, parfois clair. Plus surprenant, et dans une démarche qui évoquera les flipbooks de William Kentridge ou Marie Paccou mais avec une plus grande difficulté à tourner les pages, ce qui fait sens, Keawalee Warutkomain retrace cinq années de perte, de deuil, de disparition. Les quinze minutes de The Last visit propose une belle réflexion poétique autour de la trace, de l’existence et de ce qui reste une fois que les éléments s’envolent à travers les relations entre un texte évanescent, un dessin qui peine à s’inscrire et la fragilité du papier.
A une époque où tout contenu devient de plus en plus immatériel et où chaque image remplace la précédente en un rien de temps, ces retours quasi charnels aux ouvrages ou aux mots s’impose comme une forme de résistance. Le cinéma d’animation semble s’emparer du texte pour le réinterpréter et l’inscrire dans une nouvelle histoire des formes.
14 juin 2024