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Festivals

Festival d’Annecy, Jour 3 : Marta, Boris, Joanna et les autres..

par Nicolas Thys

Ce troisième jour ne pouvait bien démarrer sans parler de deux films vus la veille. Et la première mondiale de Chuck Steel : Night of the trampires fût une réussite. Le titre laissait présager du meilleur, on a eu encore davantage que ce qu’on espérait. Malgré une séance Spike & Mike qui s’adressait à un public similaire à la même heure, la grande salle de Bonlieu devait être au deux tiers pleine à 23h et le public était plus bruyant et déchainé que lorsqu’elle est habituellement remplie. Mais s’il y a bien un mot qui qualifie le film, depuis sa production jusqu’à cette séance, c’est « démesure ».

Il faut d’abord imaginer un scénariste-réalisateur assez allumé pour proposer à un producteur un pitch comme : « je veux faire un film sur un Dirty Harry calibré comme Stallone avec la coupe de Dolph Lundgren. Il sera donc violent, raciste, misogyne, solitaire et il combattra des vampires SDF qui vivent dans un recoin miteux de la ville en se nourrissant du sang des alcooliques du soir. Le héros sera un flic, son boss sera transgenre, un de ses collègues adepte SM. Je mettrai des ninjas, des courses poursuites et puis des clowns. Ce sera un long-métrage, entièrement en marionnettes et on en aura besoin d’au moins une bonne centaine, toutes différentes. Je le veux en 24 images par seconde. Ca devrait couter environ 25 millions d’euros et on ne le tournera qu’en Angleterre. »

Il faut ensuite imaginer un producteur dire : « Ok ». A tout un chacun cette idée pourrait sembler ridicule tant on est dans la surenchère. Mais le film existe, on en a eu la preuve mardi soir. Et on serait curieux de savoir quel était le degré d’alcoolémie ou quel pari a perdu le producteur pour accepter un tel projet. Et surtout combien de financiers l’équipe a torturé pour obtenir l’argent.

Esthétiquement, il en est de même : démesure, surenchère et conservatisme pro-puritain (comment ça c’était du second degré ?), encore et toujours. On a rarement vu des mouvements aussi fluides, des décors aussi bien construits, une mise en scène aussi travaillée dans un magnifique format scope pour un truc aussi grandguignolesque et qui ne rime à rien sinon caricaturer des séries Z déjà tellement caricaturales qu’on ne pensait pas qu’elles pourraient être pires. Et plus le film avance, plus on se dit que non, ce n’est pas possible, ils ne peuvent plus aller plus loin… et bien si. Le film n’en finit plus de finir, et les gags de s’accumuler jusqu’à dépasser l’entendement pendant qu’on s’étouffait dans nos rires.

En cumulant le budget de tous les films qui ont inspiré Chuck, on serait probablement en deçà de ce dernier. Donc, franchement, non ce n’est pas sérieux. Et c’est pour ça qu’on aimera toujours Chuck, ses Trampires, ses suédoises et ses plantes-flics. La fin – attention spoiler ultime – laisse entrevoir la possibilité d’une suite avec des Whorewolves. Qu’ils kidnappent et torturent d’autres banquiers pour le faire, on a hâte !

 

Autre long-métrage qu’on a vu juste avant Chuck Steel et apprécié dans un style légèrement différent : North of blue de Joanna Priestley. La cinéaste réalise des courts-métrages depuis 35 ans et ses films ont été l’objet de rétrospectives dans de nombreux festivals cinémathèque ou musées. Le film qu’elle accompagne ici, réalisé en animation 2D sur ordinateur, est sa première incursion dans le long et on y retrouve plusieurs éléments inhérents au cinéma qu’elle fait ces dernières années, notamment une tendance à l’abstraction qu’elle déploie encore davantage dans North of Blue, et un jeu sur les formes simples, la symétrie, les couleurs et la musique. Un peu comme si on assistait à une expérience cinématographique de synesthésie. Ceux qui ont vu Dew lines, Out of shape, Eye liners voire Split ends, retrouveront des motifs connus et verront peut-être ici l’aboutissement d’une pensée formelle et ludique. Parce qu’on sent qu’elle s’amuse et qu’elle veut nous amuser en dépit de la portée théorique de son film.

Juste avant la projection elle racontait qu’en en résidence artistique dans le Yukon, elle dessinait les paysages qui l’entouraient et qu’un de ses amis l’a amenée vers un lac où elle a puisé le bleu turquoise qui lance le début de son film. Elle part donc de quelques couleurs et motifs simples : bleu, noir, blanc, qu’elle va bientôt nuancer, décliner et outrepasser pour plonger dans un magma de formes métamorphiques et symétriques. Le jeu sur la symétrie, sur les métamorphoses, les schémas et les cycles est fondamental et surtout il est particulièrement connecté à une musique elle aussi changeante et très présente. Animation et musique ne vont pas l’un sans l’autre. Impossible de dire laquelle influence l’autre, si c’est la première qui suit la seconde ou réciproquement. Cela dépend des séquences et on se prend se fondre dans ses films.

Au générique de son film, dans la ligne des remerciements, on notera quelques noms importants : Mary Ellen Bute, Harry Smith et Jules Engel en particulier. Ceux qui ont vu les films des deux premiers et lu les interviews de ce dernier, fondateur de la partie animation expérimentale de CalArts, comprendront les fondements de son imaginaire abstrait et musical.

 

On dérivera ensuite vers les courts-métrages, le troisième de la compétition officielle et le deuxième des films de fin d’études. On n’aura probablement ni le temps ni la place de parler de l’ensemble comme on le voudrait car les deux sélections étaient excellentes chacune dans leur genre.

Il est amusant de voir à quel point les films du programme 3 se répondent et peuvent être classés par deux – à l’exception encore de John Morena. On a deux films de deux duos de vétérans : Alison Snowden et David Fine pour Animal behaviour et Alain Gagnol et Jean-Loup Felicioli pour Le Chat qui pleure. Leurs deux films ont comme particularité d’être fortement narratifs, reposant d’abord sur leur récit très écrit, amusant ou effrayant. Leurs courts sont dotés d’une esthétique plutôt simple où tout est bien défini.

Le premier est une comédie psychanalytique où des animaux réunit dans un groupe de soutien essayent de s’entraider et de résoudre leurs problèmes pour se comporter comme des « humains » normaux. Comme souvent dans le cartoon américain, les animaux sont caricaturés : la mante religieuse n’a que des coups d’un soir, le chat a des tocs et ne peut se retenir de ses laver, le gorille est colérique et le chien ne résiste pas à un joli bâton. Ceux qui connaissent Bob’s birthday, Oscar du meilleur court-métrage d’animation en 1993, ne seront pas surpris de savoir qu’il s’agit de leur nouveau film tant leur esthétique est similaire. Le film est conventionnel mais bien fait dans son genre, un peu comme le second. Les deux auteurs reviennent au court et développe une histoire d’enfants qui souhaite tuer son petit frère et qui part faire une cure chez un vieil homme solitaire et qu’on n’aimerait pas avoir comme oncle ou grand-père. On retrouve le style caractéristique des deux auteurs français, leur trait et leurs couleurs.

 

A leurs côtés, deux jeunes femmes font leur début dans le court-métrage professionnel (hors commande) : Nienke Deutz propose Bloeistraat 11 et Justine Vuylsteker, Etreintes. Les deux films sont bons chacun dans leur style. Contrairement à leurs aînés, ils sont peu ou pas parlé, leur narration repose sur le son, et une mise en scène visuelle intelligente et réussie. Et la poésie qui s’en dégage provient simplement de l’animation en tant que tel. Leur récit est minime, plus une ligne directrice qu’autre chose. Toutes deux parlent des sentiments, la première entre deux adolescentes collées l’une à l’autre et que le début de la puberté va séparer, l’autre d’une femme perdue entre son compagnon et son amant.

Ce qui se dégage de Bloeistraat 11 c’est, en premier lieu, une forme de simplicité dans l’animation de volume. Le décor est un dispositif limpide et clair : une maison de carton, un fond de ciel bleu, un jardin vert. Et quelques pièces intérieures aux couleurs quasi unies et caractéristiques. La maison tourne, comme si le hors champ était impossible et que, peu importe où l’on pose le regard, on ne voit qu’elle. On sait où on est, et le monde se résume à cette demeure, point de repère de l’amitié inébranlable des deux jeunes filles. En second lieu, c’est la fragilité. Les personnages sont faits en cellulo découpés sur lesquels sont tracés au crayon les limites de leur corps. On voit presque à travers mais ce qui frappe c’est leur intériorité et leur extériorité car la réalisatrice les expose entièrement, vêtues ou nues, e façon totalement naturelle. Leur sang, leurs os, leur organicité, ce qu’on ne voit pas et ce qui n’est pas censé être vu puisqu’elles n’existent qu’en 2D. Et leur différence puisqu’une l’une d’elle grandit plus vite que l’autre, ce qui finira par les séparer. Enfin, c’est cette balance entre la douceur et la violence comme si l’immuabilité du volume et la déchirure facile du cellulo étaient voués à la brutalité finale à laquelle on peut s’attendre mais qui étonne néanmoins. Si on aime tant le film de Nienke Deutz c’est que son film est pour le moment la vraie surprise du festival.

Premier film, Etreintes était plus attendu dans le milieu du cinéma d’animation. Justine Vuylsteker se confronte à un objet aussi symbolique que mythique pour n’importe quel animateur : l’écran d’épingles du couple Alexeieff/Parker. Jusque-là il n’en restait plus qu’un en activité, à l’ONF/NFB, utilisé par Michèle Lemieux. Un autre écran était en restauration et en phase de tests par le CNC et les AFF depuis 5 ans. Et Etreintes est le premier film entièrement réalisé dans cette technique depuis cette 2012 et le premier sur cet écran précis. Chaque animateur qui y passe parle « d’âme » à propos de ces écrans, comme s’ils possédaient leur vie propre et qu’il fallait les apprivoiser. C’est chose faite. Contrairement aux voyages intérieurs et parfois complexes de Jacques Drouin et Michèle Lemieux, Vuylsteker ne cherche pas à produire une histoire intérieure u conceptuelle mais elle utilise un canevas simple : une femme, deux hommes, sur lequel elle brode un récit tout en douceur et en nuances. Parfois la musique et les sons semblent légèrement trop illustratifs, appuyant plus que nécessaire les errements mélancoliques de la protagoniste, et on aurait aimé des plans plus longs ou un découpage moins serré pour se fondre encore davantage dans la texture si fine, particulaire et particulière de l’écran mais l’ensemble reste saisissant par sa maîtrise. On a l’impression de pouvoir approcher les corps, d’épouser leur distance et leur proximité d’une manière nouvelle, d’être enveloppé par les personnages comme la main de l’animatrice devait envelopper et couver son appareil.

 

Enfin, troisième couple de film dans la sélection, et deux parmi les plus attendus du festival : III de Marta Pajek et La Chute de Boris Labbé. Les deux cinéastes ont une trentaine d’années et réalisent chacun leur troisième film professionnel. Bien ancrés dans le milieu de l’animation, ils disposent déjà d’une solide réputation qui se renforce d’œuvre en œuvre. Suivant une voie encore différente des précédents courts-métrages cités, les auteurs font des films plus expérimentaux dans le sens où ils sont peu narratifs voire dysnarratifs. Sans aucune parole. Et pourtant, sans y penser, on perçoit intrinsèquement leur structure, leur schéma, leur linéarité. Ils sont émouvants autant qu’éprouvants tant ils font réagir le spectateur sans même avoir besoin d’une histoire au sens classique du terme.

     III est le petit diminutif d’Impossible figures and other stories III, suite du II qu’on avait vu en festival à Animateka en Slovénie en 2016. Elle n’a pas (encore) réalisé le premier épisode. On comprend qu’elle ait voulu le couper tant il aurait pu en rebuter certains. On passe donc, à travers le titre et ses mouvements, d’une œuvre qu’on pourrait imaginer semi-abstraite à un film totalement mystérieux. Ces deux impressions conviennent très bien à son film. Il nous avait impressionné, bien plus que tous les autres en compétition, au dernier festival de Cannes. Une deuxième vision n’a rien amoindri, bien au contraire. Plus on s’y confronte, plus on se souvient de détails oubliés, plus on a l’impression d’avoir besoin de le voir une fois supplémentaire. Pajek utilise la métamorphose comme peu de cinéastes le font, en fondant son style sur une ligne noire continue, mobile et malléable. Mais aussi sur un fond blanc qui nous entraine dans des lieux toujours en reconstruction qui varient au gré de notre imagination. Tout ceci pour nous montrer les errements passionnés d’une femme, d’un homme ; leurs batailles ou leurs baisers, après tout c’est un peu pareil ; pour jouer sur les textures : la fourrure stable d’un manteau au milieu d’un dessin qui ne l’est jamais ; pour s’amuser d’une teinte : une parcelle de rouge sous un œil qui viendra parasiter l’écran et la relation. Ceci dans un univers où le son est d’une importance capitale et où la musique conclut le film en terminant de mettre mal à l’aise tout en hypnotisant. Qu’a-t-on vu ? On le découvrira à la prochaine vision. Et puis à la prochaine encore.

La dernière interrogation pourrait quasiment s’appliquer au film de Boris Labbé, récent vainqueur à Zagreb. Sauf qu’en regardant La Chute, on a une petite idée de ce qu’on vient de voir : une partie de l’enfer. Pour le percevoir, il faut d’abord imaginer l’opposé du film de Marta Pajek : du blanc on passe au noir, de la parcelle de rouge on passe aux détails multicolores, des gros plans sur des visages on passe aux plans larges sur de multiples éléments, de la métamorphose on passe à la répétition cyclique des mêmes motifs. Ceux qui sont familiers de son film Rhizome comprendront, bien que La Chute soit bien plus sombre, moins joyeux et plus effrayant. Il fait appel à un imaginaire pictural et mouvementé très européen : le fantôme de Goya est dans son film bien plus que dans n’importe quel autre, celui de Bruegel et Bosch également. Le tout avec une perspective assez similaire à celle de Roland Topor dans le générique de Viva la muerte d’Arrabal. Le film de Labbé est une fresque géante, une visite minutieuse des enfers, de quelques détails à sa géographie globale dans un ample mouvement général, une chute vertigineuse dans différents cercles dantesques où l’on rencontre des figures à la fois similaires et différentes. Tout tourne, tout bouge, rien n’est fixe : vie et mort se confondent comme si tout conduirait à cet endroit précis. Tout se répète à l’infini comme s’il était possible de ne jamais ressortir de ces ténèbres une fois entré dans leur rythme hallucinant, éternel et macabre. Et, au-delà encore de l’animation, ce qui éprouve et renverse spectateur à la fin des premières visions du film c’est sa magnifique partition, grandiose, sombre et qui amplifie encore cette inexorable chute.

 

La sélection se concluait sur deux films en cyrillique et, quant-à-eux, un peu hors du temps pour différentes raisons. Le premier, 20 Kicks du Dimitar Dimitrov était déjà présent en festival en mai 2016. Que venait-il faire à Annecy en 2018 ? Mystère. En plus on a encore eu droit à une énième voix-off poétique sur des images qui ne devaient probablement pas l’être assez puisque le cinéaste nous obligeait à l’écouter tout au long du film, sans pause aucune. A défaut de pouvoir fermer les oreilles, on a fermé les yeux : le texte nous suffisait bien. Le second, Biryuk de la Russe Polina Fedorova, semblait provenir des années 1970-1980. Son récit enfantin est charmant, son esthétique rappelle Norstein et quelques autres cinéastes soviétiques de la même époque. Et globalement, le film est joli, intéressant dans toute la séquence du cauchemar et dans la façon dont les ombres viennent hanter l’enfant. Mais l’ensemble est bien désuet.

 

On aimerait parler encore de courts-métrages étudiants, d’une sélection encore plus intéressante que la précédente. Ce sera pour demain. Le rédacteur s’endort et les lecteurs probablement aussi après ces quelques pages ! On reviendra avec du off-Limit, Jan Svankmajer et quelques autres surprises.


7 juin 2018