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Festivals

Festival d’Annecy (online) 2020 – Jour 2 : Courts toujours !

par Nicolas Thys

Le festival d’Annecy online, c’est aussi un grand nombre d’événements organisés à côté, souvent en ligne et dont tout le monde peut profiter car entièrement libres et gratuits. Cela permet à ceux qui n’ont pas pu s’inscrire de voir quelques films et d’en apprendre un peu sur le cinéma d’animation, son histoire ou ses principes.

Déjà, Arte met en ligne, et ce pendant un an, plusieurs courts animés qui sont en compétition officielle. Ceux qui voudraient voir le film de Pieter Coudyzer (De Passant) dont nous parlerons plus bas, ceux de Niki Lindroth von Bahr (Something to Remember) ou de Kaspar Jancis (Kosmonaut), évoqués hier, ou celui d’Alexandre Siqueira (Purpleboy), peuvent se rendre ici. Le CNC propose une série d’articles sur l’écran d’épingles (ici) ou sur Genius Loci (ici). Puis, les AAA, qui accueillent cinq jours durant, pendant le festival, Alexis Hunot au cinéma les 3 Nemours postent d’anciennes conférences chaque jour sur leur page facebook (ici). C’est l’occasion d’écouter Sunao Katabuchi ou M. Kotabe. En outre, ils proposent des focus sur des animateurs importants et récapitulent les principes de l’animation dans de petites capsules. Les plus aguerris pourront regarder ici les cours en ligne dispensés par l’animateur et enseignant Andreas Hykade. Enfin, ceux qui aimeraient en savoir plus sur l’histoire du festival et André Martin, l’un de ses cofondateurs, son fils, Clément Martin, propose une série d’articles et de photographies souvent inédites ici.

Passons maintenant au cœur du sujet, le deuxième programme de courts-métrages. Après un démarrage plutôt bon, même s’il prolongeait le sentiment de mélancolie générale qui frappe les habitués de Bonlieu depuis quelques jours, ce programme ci se révèle moins fort.

Commençons par le pire pour nous en débarrasser. La purge ultime à laquelle nous n’avions pas imaginé assister vient de Chine. The Town de Yifan Bao ne ressemble juste à rien. Graphismes hideux et plats, animation sur ordinateur à ne jamais faire, métaphore politique lourdingue à base de visages refaits et de masques déjà vus qui peut tout autant être interprétée comme une critique du régime que comme un pied de nez à ceux qui veulent se révolter. Et niveau écriture, c’est bavard avec des séquences surexplicatives, longues et pesantes dont n’importe quel spectateur avec un cerveau aurait pu se passer.

A la limite, on aurait pu l’oublier facilement, le mettre de côté, se dire que c’était une petite erreur sans provoquer notre incompréhension la plus totale si cette chose ne durait pas 27. Interminables. Minutes. Soit l’équivalent d’un tiers du programme 2. De deux courts de durée moyenne. Voire de quatre cartoons. Quand un court métrage fait pratiquement une demi-heure, il doit être irréprochable. Là, c’est simplement une catastrophe. Difficile d’imaginer que parmi les milliers de films reçus, aucun ne lui arrivait à la hauteur. Ou que la Chine n’ait pas eu quoique ce soit de mieux à présenter. Les choix seraient-ils parfois dictés par des considérations politiques ? On ne l’espère pas mais ce serait une hypothèse.

Le seul avantage c’est qu’on relativise tout ce qu’on a pu écrire de négatif sur les courts-métrages des précédentes éditions du festival. Mea culpa. Nul n’a été aussi désagréable.

Nous étions donc ravis de découvrir juste après un film court, lui-aussi sur les masques et bien meilleur malgré un côté quelque peu gadget : Beyond Noh de Patrick Smith et Kaori Ishida. A la manière de ce que proposaient déjà les cinéastes l’année dernière avec leur Gun Shop qui faisait défiler des photogrammes de milliers d’armes à feu, ils jouent cette fois avec les masques. Toutes sortes de masques, de toutes époques et origines géographiques, allant bien plus loin que ceux du théâtre japonais et ne dévoilant jamais (ce) qui peut bien se cacher derrière. Masques rituels, politiques, à usage sexuel ou simples déguisements enfantins en plastique. Leur discours est peut-être moins clair que dans leurs précédents films tant ces seconds visages ont connu des usages différents au fil du temps et des civilisations. Il est difficile de voir où ils veulent en venir au-delà de la beauté du geste, des concordances et discordances, du rythme qu’ils insufflent et qui agit comme une sorte de danse venue de temps anciens. Impossible de ne pas faire la comparaison avec la pensée au photogramme près de Paul Bush qui dans ses musées ou avec ses motos proposait des formes de récits un peu plus construites. Cependant, Beyond Noh reste assez impressionnant pour ne pas bouder son plaisir.

La sélection proposait deux autres films assez courts de cinq minutes chacun qui impressionnent par leur rigueur, leur capacité à interpeller, mettre mal à l’aise ou à jouer sur des motifs spécifiques au cinéma d’animation. Comme quoi, une durée brève permet à certains de produire de belles choses, à l’image de Freeze frame de la belge Soetkin Verstegen et de Schast’e du russe Andrey Zhidkov. Ces films aussi opposés soient-ils dans leurs démarches et dans leurs esthétiques se rejoignent sur plusieurs points et en particulier l’univers semi-abstrait qu’ils invoquent et leur sound-designer, Andrea Martignoni, qui leur a créé à chacun un univers d’une richesse et d’une densité incroyable.

Schast’e, tiré d’une nouvelle de l’auteur russe Alexander Neverov, peu connu en France, possède une voix off des plus intéressantes. Grave et implacable, elle ne déroule pas un texte mais revient par bribes, se contentant du minimum, alternant avec des passages écrits. Elle laisse à l’animation la possibilité de se déployer et, au lieu de jouer sur la compréhension, elle joue sur la perte de sens, l’absurde, la noirceur. Rien ne parait normal dans cette histoire d’un homme, d’un gramophone, d’un lit punaisé, de cochons et de mort. On pense à la lourdeur, à la noirceur inflexible d’une certaine littérature russe, à son ironie aussi puisque le titre du court-métrage signifie « Bonheur ». Le littéraire est réduit ici à l’essentiel par la présence de l’animation. Celle-ci, à l’opposé du texte, est violente, surchargée, cubiste ou plutôt anti-cubiste tant l’inspiration des toiles du peintre Pavel Filonov semble évidente. Et surtout d’une incroyable densité de couleurs, d’objets, de regards. La pulsation continue du film, ses changements de cadre aussi brutaux que vifs créent une instabilité, une perte de repère qui hante et oppresse. Le monde de cet espèce de Moaï devenu vivant est empli de fétiches, de puissances surnaturelles animistes et métamorphiques ; et il est essentiellement intérieur. C’est une âme torturée et chaotique qui évolue dans un décor aussi labyrinthique que perturbé et incompréhensible, depuis un œil brisé jusqu’à un final inéluctable.

A côté, Freeze frame, aux forts contrastes noir et blanc, est bien plus sobre. C’est un film à la fois extrêmement sensitif et terriblement théorique. Sensitif puis qu’il ne dit rien, il propose des textures, des jeux de lumières, des regards différents sur les choses, le mouvement, le vivant et, là aussi, son intériorité mais physique comme radiographié. Il expose un récit particulier, intriguant, inaudible sur des êtres qui s’occupe de récupérer de la glace sans qu’on ne connaisse ni les tenants ni les aboutissants et auxquels on peut prêter toutes interprétations. Ils pourraient être des esclaves d’un monde absurde comme la métaphore d’un mécanisme cinématographique. Le titre renvoie d’ailleurs à l’arrêt sur image, à l’absence de mouvement, et donc à la fixité et à la fin de l’animation. L’idée de la glaciation est intéressante en cela : ce qui est congelé n’est pas nécessairement mort mais en attente de décongélation, dans un état latent, prêt à être étudié, disséqué et c’est ce qui se produit par moment avec un lapin chronophotographié, par référence à Marey ou Muybridge, à ce mouvement figé mis en place dans le pré-cinéma. Le rapport à l’eau, solide ou liquide, est également ingénieux, tout comme l’idée du cube comme autant de formats d’écran qui changent, évoluent. Le politique ici se confond avec le cinématographique et une certaine manière d’observer l’espace et le temps.

Vient ensuite la première production Autour de minuit du festival 2020, Empty Places, réalisé par Geoffroy de Crécy. Là encore, le film laisse circonspect. Des couleurs prononcées, un graphisme épuré, quelques saynètes d’une dizaine de secondes dans des lieux bien définis sur des gros plans d’objets du quotidien : ascenseur, manège, tapis roulant et autres. Chaque objet, chaque lieu est en mouvement mais pas un mouvement extraordinaire, juste un détail ; et ils apparaissent l’un après l’autre sans véritable logique. Puis un zoom arrière les regarde évoluer, plus large, dans une solitude glaçante avant de revenir en zoom avant dans un plan rapproché quelconque.

Le film se présente donc comme un ensemble incohérent qui n’évoque rien que l’absence humaine dans des décors graphiquement prononcés. Il s’agit d’une œuvre sur le vide au titre bien choisi même si “L’Ennui” aurait également pu convenir. Chaque micro séquence pourrait faire office de gif, se suffire à elle-même et le film n’en finit pas de ressembler à un étrange étirement d’une vidéo de motion design. Quel est l’objectif, le point de vue développé par Empty Places ? Difficile à dire. Esthétiquement Instagram présente des tonnes de vidéos du même acabit mais plus rapide. En terme d’expérience c’est assez vain, narrativement aussi.

Empry spaces

Les deux derniers, plus longs, étaient bien plus satisfaisants dans le rapport à soi pour le premier et le rapport à l’autre pour le second.

Presque entièrement réalisé en marionnettes, Moi Barnabé de Jean-François Lévesque, produit par l’ONF/NFB, met en scène une étrange confrontation entre un prêtre et un coq mystérieusement apparu après un orage, une girouette devenue vivante. Le cinéaste laisse peu d’ambiguïté sur le fait que l’apparition est d’abord le signe d’un bouleversement intérieur, d’une prise de conscience de soi, notamment en exposant la girouette métallique dans l’arbre par la suite. C’est le seul reproche à faire : ces détails trop appuyés, explicatifs qu’on aurait aimé plus subtils avec une interprétation plus libre.

Au cours de sa rencontre avec l’animal colérique, cartoonesque dans sa manière de se faufiler là où il ne le pourrait pas, le prêtre ôtera assez vite son col romain pour ne conserver qu’une soutane et partir dans un voyage introspectif. L’originalité ici, et la réussite du court métrage, réside à la fois dans la manière de mettre en scène l’église comme un lieu clôt et ouvert, une prison paisible d’où il serait toujours possible de s’échapper, et dans l’idée de l’animal monstrueux, envahissant qui rappellera dans un registre comique et coloré l’idée générale mise en place par Raoul Servais dans Harpya. Le coq grossit, prend toute la place, dans une diabolique mais salvatrice progression. Le coq est le double du prêtre en animal, sa résistance, sa volonté de tendre vers autre chose, de parcourir son passé, de le faire exploser pour mieux n’en conserver que des traces.

Alors que quiconque aurait pu chercher à faire d’une telle histoire quelque chose de trop sérieux, pesant, pénible, Lévesque réalise une œuvre légère, tendre et agréable jusque dans la douceur du dessin en fin de film.

Enfin, le film de Pieter Coudyzer, De passant, fût une agréable surprise. Autant nous étions passés à côté de son Beast !, dont les visionnages multiples paraissaient toujours plus pénibles, autant celui-ci, en dépit de longueurs nécessaires nous plonge dans un univers singulier dans ce qu’il évoque de réel et d’irréel. Coudyzer réalise un grand film sur le quotidien. Celui d’un lieu, de quelques individus, de leurs habitudes, de leurs bouleversements.

Dès le début, le climat est particulier, malsain, trop bleu pour être tout à fait vivant. Tout est légèrement flottant et le cinéaste morcelle les corps et les intérieurs d’une maison dans une étrange succession de gros plans. Des gestes, des visages, un appel au téléphone. Jusqu’à cette rue qui apparaît, théâtrale, sans profondeur. Elle sera le lieu de l’évitement de toute action dans un plan séquence de près de 12 minutes. Aucun désir de virtuosité gratuite ici alors que l’ordinateur l’aurait aisément permis. La caméra devient un élément important de par son insolente indifférence et le travelling latéral, affaire « d’amorale ». Il scrute, se dirige vers des détails inutiles et revient, il se balade insensible, n’hésite pas à délaisser un protagoniste pour un autre, à mettre un drame au second plan, le faisant exister à travers le hasard d’un cheminement. L’accident – élément supposé moteur – n’est pas vécu mais entraperçu, vu « de loin » au hasard d’un trajet en vélo, du désœuvrement d’un adolescent dont les allers/retours sont marqués autant par la répétition que par le temps qui tourne. L’atmosphère devient grise, un peu trop.

Rien n’est laissé au hasard. Le cœur de De Passant sera ce paysage dont les teintes évoluent, un arrière-plan identique dont les changements ne seront que d’insensibles variations. Et le temps s’écoule, s’étire, palpable, âpre dans sa léthargie. Jusqu’au retour à l’intérieur, aux gros plans, à ce morcellement incessant, à ce bleu gris. C’est toujours à l’arrière que tout se joue puisque dans le dernier plan, derrière une fenêtre, on voit une jeune fille de dos. Elle attend quelqu’un qui ne viendra jamais. On le sait, elle non, et nul ne lui dira. Jusqu’au bout, le film cherche à saisir les fugitives impressions de la vie, de la mort, de ce qui se déroule simplement sous nos yeux tous les jours. Le cinéaste ne nous fait entrer dans l’esprit des personnages que pour mieux nous en sortir et ce qu’il met en scène c’est une distance « documentaire » (puisqu’elle documente sur un monde, même factice), la distance face aux êtres, aux émotions, face à l’ordinaire. C’est un geste rare dans le court métrage animé, et particulièrement redoutable.

Demain, on s’attaquera au programme 3 et, si le temps le permet, on reviendra sur d’autres films et les pitchs courts.


18 juin 2020