Festival d’Annecy (online) 2020 – Jour 4 : Ushev au firmament
par Nicolas Thys
Le festival d’Annecy a annoncé son palmarès vendredi (prix spéciaux) puis samedi dernier (officiel) et, à une exception, The Town qu’on aurait bien remplacé par Rivages de Sophie Racine, il aurait été assez similaire au notre (voire fin d’article pour plus de détails). Cependant, cette édition se poursuit une semaine supplémentaire suite à sa dématérialisation et les comptes rendus ont pu prendre congé quelques jours pour mieux revenir – lire : ne pouvant être concentré totalement sur le festival depuis Paris, un certain retard était indéniable.
Attaquons donc le quatrième programme de courts-métrages avec un léger changement par rapport aux précédents. Cette sélection est, de loin, la plus remarquable qu’on ait connu au cours des dernières éditions. D’une richesse et d’une densité incroyable, avec des films contemplatifs, oniriques, et mélancoliques, elle s’est surtout révélée d’un niveau exceptionnel avec au moins trois œuvres mémorables. Pour éviter que ce texte ne se transforme en un essai de 200 pages, il était préférable de le scinder et de le proposer en deux parties.
La première sera consacrée à Physique de la tristesse de Theodore Ushev qui vient de remporter le Cristal du meilleur court métrage. Cela tombe bien, c’est l’un des plus grands films de la dernière décennie, tous genres, formes, durées confondus. Il méritait bien un focus.
La principale qualité des films de Theodore Ushev est que plus on les regarde, moins on s’en lasse. Le moindre de ses courts métrages regorge de subtilités, d’éléments cachés, comme subliminaux, inépuisables, que chaque nouvelle vision éclaire, fait apparaître. Après avoir vu une dizaine de fois sur grand écran son très court Rossignols en décembre, produit par le FNC, l’impression est sans cesse plus intense. A force, le film passe presque au ralenti et on découvre quelques ramifications qui, au début, peinaient à imprégner la rétine tant l’œuvre est rapide. On se raccroche à certaines images pour contempler une véritable mosaïque en mouvement. Il en est de même dans ses autres films : ils dansent et ils crépitent. Qu’ils soient brutaux, doux, nostalgiques, morbides, oniriques, tous interrogent, chacun à leur manière, comme le font les grands cinéastes, la mémoire, l’image et donc l’imaginaire.
Physique de la Tristesse, n’y échappe pas et après quatre visions, il donne l’impression d’en nécessiter encore davantage. C’est une œuvre d’art totale qui voit se rencontrer musique, peinture, cirque, danse, littérature mais, de surcroît, il totalise l’ensemble de son cinéma et il est la promesse d’un renouvellement. Si un film d’animation mérite ses 27 minutes c’est celui-là. Aucune seconde de trop, le tempo parfait et, surtout, une immersion intégrale dans une somme – à prendre au sens d’un compendium – cinématographique. Tout y est.
D’une part Ushev puise dans Physique de la mélancolie, un roman de Guéorgui Gospodinov, auteur de la nouvelle qui à l’origine de Vaysha l’aveugle. De ce livre, il reprend quelques phrases, quelques principes : « Je sommes nous », le catalogue de déménagement, la mouche à vin… mais il récupère surtout une idée : le labyrinthe et l’idée que l’existence humaine est tout sauf linéaire. Des allers et retours perpétuels. Il utilise l’impression qu’a le narrateur d’être né à différents moments mais il remplace l’histoire par la sienne. Le protagoniste sera donc né en 1968 en Bulgarie, dans un monde plein d’espoir mais en pleine guerre froide, comme Ushev lui-même, et en 1944, probablement comme son propre père, peintre abstrait, récemment décédé, qu’il retrouve et avec lequel il discute.
Le récit n’en est que plus émouvant car plus personnel mais il parvient, miraculeusement, à toucher à l’universel dans la relation au monde, à la famille, à l’enfance qu’il construit. Désormais chaque coup de pinceau, de spatule, plongé dans une encaustique réchauffée, aussitôt refroidie figurera la reconstruction et l’effacement progressif d’un souvenir dont les images reviennent par bribes, par secousses. La fragilité du dessin, les soubresauts du trait, quelques éclats de lumière, c’est une poésie cinématographique qui se met en branle et ce dès les premières secondes.
Un homme, dans l’ombre, parait comme devant un obturateur, le son du train derrière lui, avant un plan d’avions, images d’archives transposées, animées, reproduites par un esprit qui se remémore. La technique leur donne une définition différente, embrumée, elle modifie le réel mais les sensations, elles, sont intactes. Elles permettent de se plonger dans l’avenir incertain et le passé tourmenté que Vaysha annonçait déjà. Le héros de Physique de la tristesse peine à voir le présent, tourné à la fois vers un futur impossible car apocalyptique, perdu d’avance, et vers un temps révolu, impermanent comme surgit des ténèbres. Parmi les multiples naissances évoquées, il est également éphémère mais visualise, en pensées, toutes les époques jusqu’aux plus lointaines comme si le film était un tout et que l’histoire du monde sommeillait en chacun.
D’autre part, en réinventant le récit d’origine et en créant un faux-vrai, en abordant une forme de dépression et en réinventant un rapport ambigu avec des images qui proposent une photographie animée du monde, Ushev nous replonge dans ses Journaux de Lipsett. Cet autre film majeur, qui a déjà 10 ans, parlait lui aussi d’une mémoire qui s’efface, entremêle différentes strates de vérités et d’inventions. De plus, les deux films sont, en français, narrés par Xavier Dolan.
Pure élégie, Physique de la tristesse retrace un retour chez soi difficile à travers un collage d’éléments disparates. Il manifeste un lien inconditionnel envers sa Bulgarie natale et un Québec adoptif comme dans Tzaritza bien que dans ce dernier la joie domine. Le cinéaste revient donc sur son rapport à l’enfance. Dans son dernier opus, elle est chaotique, déstabilisante mais amoureuse et c’est cet amour qui sera le fil directeur, le fil d’Ariane de sa pensée, lui qui se perçoit pourtant minotaure. L’amour ou bien plutôt son absence, une ombre, une image qui s’efface peu à peu et dont il ne conserve la trace que via un papier. Un abandon. Mais cet éternel sentiment permet de faire le lien entre toutes les strates d’un récit qui parle autant d’une histoire personnelle que d’une histoire du monde, la sienne, celle qu’il s’est forgée.
Ce collage est également perceptible au montage. Il réutilise quelques images, fugitives, vives, pénétrantes comme celle de ses Rossignols ou de Lipsett suivis d’amples plages de temps où l’œil se libère. Il joue aussi sur les successions, les inventaires à Prévert, images fixes dont il ne masque pas les notations techniques comme pour rappeler que le cinéma est une funèbre machine mémorielle et que le mouvement en décomposition c’est un peu le corps même du film qui se décompose. Fragile, macabre, le mouvement des images sculpte la tristesse du titre, il l’explique, il en est aussi la physique.
En outre, Physique de la tristesse réutilise une musicalité instaurée avec sa trilogie du XXème siècle (Tower Bawher, Drux Flux, Gloria Victoria) qui annonçait la puissance et l’effacement de l’industrie, le pouvoir et la peur de la guerre dans une abstraction constructiviste. Le rythme des images et celui de la musique sont toujours entremêlés, syncopés ou en contrepoint et produisent une exceptionnelle partition. Seule différence : Sviridov, Mosolov et Chostakovitch sont remplacés par le romantique Mendelssohn dont Les Hébrides reviennent à plusieurs moments. Ce même morceau, déjà utilisé par Buñuel dans L’Âge d’or lors du combat des scorpions se déploie cette fois différemment. Plus pesant, plus grave, il laisse vagabonder l’âme au gré d’un vol d’oiseaux et d’autres tableaux qui du présent du train, le ramène aux portes du temps. Mais la musique classique n’est pas le seul son. Il réutilise Kottarashky pour qui il avait fait un clip, Demoni, et à qui il avait déjà commandé un morceau pour Somnambulo. La nouveauté vient de l’ajout de Françoise Hardy qui apporte une tonalité plus pop et douce lors des changements de dynamiques que ses précédentes œuvres, souvent plus impulsives, n’avaient pas toujours. Et surtout il reconduit une collaboration féconde avec Olivier Calvert, génial concepteur sonore qui le suit depuis Drux Flux.
Enfin, Ushev parle de l’effacement, effacement du temps, effacement des images et enfermement de la mémoire. Difficile de ne pas faire le lien avec sa magistrale performance au Musée de la civilisation de Québec en 2014 pendant l’exposition sobrement intitulée Image x Image. Il y a effacé à la main des mètres de pellicules de films de films de Norman McLaren, les a diffusées une fois, quasi vierges à nouveau, sur grand écran avant de les enfermer dans une boite – une capsule temporelle ? – qui restera à jamais dans les archives. Il s’agissait d’effacer le maître pour aller au-delà, se réinventer. Ne serait-ce pas également ce qu’il annonce dans la fin du monde non médiatisée de son dernier film, dans cette totalisation consciente ou non ? Il reprend ses histoires, ses formes, son désir d’expérimentation, ses obsessions, il les condense dans une œuvre qui n’est pas une fin en soi, mais plutôt la perspective d’un changement, d’un futur d’autant plus ouvert qu’il peut faire table rase.
Cette fin du monde c’est aussi celle d’un nouveau rapport aux technologies. Si sa Trilogie ne quittait pas le 20ème siècle c’est que l’industrialisation, la mécanisation n’avait pas encore été évacuée par ce qui la remplace dans le siècle que nous occupons : les nouvelles techniques de l’information et communication. Une autre pensée du flux en quelque sorte. Elles sont le lieu d’une dématérialisation et son film à la peinture à l’encaustique devient celui d’une résistance, d’une volonté de remettre du lien là où il en manque mais aussi de s’approprier d’anciens régimes d’image afin de les transcender et d’en créer de nouveaux. C’est une fin qui tend vers un changement, une fin que chacun peut vivre à sa manière à la date qui est la sienne.
Et comment ne pas voir dans Physique de la tristesse une filiation directe avec le plus beau court métrage du monde, La Jetée de Chris Marker, également un film d’animation quoiqu’on en dise. Ushev aussi, finalement, raconte l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance. L’image d’une fille blonde dans un cirque. Et d’une fuite en avant, en arrière, on ne sait où. Certes, les avions, il ne les regarde pas décoller, il les prend afin d’éviter l’angoisse dans laquelle la réalité le rattache, pour s’en créer de nouvelles comme on prendrait une machine à voyager dans le temps. Mais les masques, ces visages, la fin du monde, le retranchement dans le noir. Le rapport au passé, au futur toujours contenus dans le présent. Ce lien ténu entre le mouvement et la fixité. Ces artefacts si intimement intriqués dans les deux œuvres… S’il est un film dont les émouvants mystères resteront éternellement en suspens et qu’on reverra souvent, ce sera Physique de la tristesse.
Palmarès du 60ème festival d’Annecy 2020 :
Courts métrages
- – Cristal du court métrage
Physique de la tristesse de Theodore Ushev
- – Prix du jury
Homeless Home d’Alberto Vazquez Rico
- – Mention du jury (ex aequo)
Freeze Frame de Soetkin Verstegen
- – Mention du jury (ex aequo)
Genius Loci d’Adrien MERIGEAU
- – Prix « Jean-Luc Xiberras » de la première œuvre
The Town de Yifan BAO
- – Prix du film « Off-Limits »
Serial Parallels de Max Hattler
Films de fin d’étude
- – Cristal du film de fin d’études
Naked de Kirill Khachaturov (Moscow School of new cinema)
- – Prix du jury
Pile de Toby AUBERG (Royal College of art)
- – Mention du jury
Sura de Hae-Ji Jeong (KNUADIS – K’ARTS)
Longs métrages
- – Cristal du long métrage
Calamity, une enfance de Martha Jane Cannary de Rémi Chayé
- – Prix du jury
The Nose or the Conspiracy of Mavericks de Andrey Khrzhanovsky
- – Mention du jury
Kill It and Leave this Town de Mariusz Wilcznski
- – Prix Contrechamp
My Favorite War de Ilze Burkovska Jacobsen
- – Mention du jury Contrechamp
The Shaman Sorceress de Jae huun Ahn
Films de télévision et de commande
- – Cristal pour une production TV
L’Odyssée de Choum de Julien Bisaro
- – Prix du jury pour une série TV
Undone « The Hospital » de Hisko Hulsing
- – Prix du jury pour un spécial TV
The Tiger Who Came to Tea de Robin Shaw
- – Cristal pour un film de commande
Lucky Chops « Traveler » de Daniel Almagor et Raman Djafari
- – Prix du jury pour un film de commande
Greenpeace « Turtle Journey » de Gavin Strange
Prix spéciaux
- – Prix André-Martin pour un court métrage français
Rivages de Sophie Racine
- – Prix André-Martin pour un long métrage français
J’ai perdu mon corps de Jérémy Clapin
- – Prix FIPRESCI
Physique de la tristesse de Theodore Ushev
- – Prix du jury junior pour un court métrage
To: Gerard de Taylor Meacham
- – Prix du jury junior pour un film de fin d’étude
Catgot de Tsz Wing Ho
- – Prix de la Ville d’Annecy
Wade de Upamanyu Bhattacharyya et Kalp Sanghvi
- – Prix Jeune public
Reven og Nissen de Are Austnes et Yaprak Morali
- – Prix CANAL+ Jeunesse
Cinema Rex de Eliran Peled, Mayan Engelman
- – Prix Vimeo Staff Pick
A Mãe de Sangue de Vier Nev
- – Prix Youtube
The Fox & The Pigeon de Michelle Chua (Sheridan college faculty of animation)
- – Prix SACEM de la meilleure musique originale (longs métrages)
Tomohiko Banse, Grandfunk et Wataru Sawabe pour le film On-Gaku: Our Sound de Kenji Iwaisawa
- – Prix SACEM de la meilleure musique originale (courts métrages)
Anna Bauer pour le film Home d’Anita Bruvere
- – Prix Festivals Connexion
Empty Places de Geoffroy de Crécy
VR
- – Cristal de la meilleure œuvre VR
Minimum Mass de Raqi Syed, Areito Echevarria
- – Mention spéciale du jury
Battlescar – Punk Was Invented by Girls de Martin Allais, Nicolas Casavecchia
24 juin 2020