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Festivals

Festival de Locarno 2013 : la science du grand écart

par Bruno Dequen

Pour le Québec, le Festival de Locarno est un événement particulier. Le plus important des festivals européens après le trio Berlin-Cannes-Venise, est en quelque sorte à l’origine de la folie festivalière entourant le cinéma québécois des dix dernières années. C’est en effet au cœur de cette petite ville de villégiature suisse qu’avaient été présentés en 2005 La Neuvaine, Les États nordiques et Familia. Une édition marquante qui avait non seulement rappelé aux producteurs l’importance de la carrière en festival pour la visibilité du cinéma d’ici, mais qui avait également lancé le parcours désormais prolifique d’un certain Denis Côté, qui a depuis accumulé les récompenses locarnoises.

Malgré tout le bien que ce festival a pu faire à notre cinématographie nationale, il demeure pourtant une sorte d’énigme pour un grand nombre de cinéphiles. Étant donné que les journalistes québécois n’y font qu’un aller-retour rapide (ce qui peut se comprendre vu le coût exorbitant de la vie là-bas) pour applaudir des deux mains le triomphe public de nos œuvres locales, et que Locarno n’intéresse pas autant la presse généraliste que Cannes ou Venise, il est difficile d’obtenir des impressions de l’événement en dehors de la presse spécialisée. Or, mis à part son cadre idyllique, qu’est-ce qui fait la spécificité de cet illustre festival qui, après Venise, est le plus vieux festival de films au monde ?

Un grand cinéaste a tenté d’y répondre. Cette année, le Festival de Locarno rendait hommage, entre autres, à Otar Osseliani. Ému de se retrouver devant les 8000 personnes de la Piazza Grande, cette fameuse place sur laquelle ont lieu les gigantesques projections extérieures du festival, Osseliani a profité de l’occasion pour pourfendre l’état actuel des grands festivals. Devant un Carlo Chatrian (nouveau directeur artistique de Locarno) un peu gêné, Osselian s’est employé à détruire Cannes (« vendu aux Américains ») et Venise (« fondé par des fascistes, redevenu fasciste »). Le tout, évidemment, visait à louanger Locarno, seul festival luttant profondément pour son indépendance et fer de lance du véritable 7ème art philosophique et politique en cette époque soumise au commerce. Dans la foule rassemblée, les commentaires d’appréciation fusaient : « Vive le cinéma de réflexion! », « Il faut soutenir le cinéma en tant qu’art ! », « Il a bien raison. Cannes et Venise ne font plus que du cinéma commercial ! », etc, etc.

Comme la vie est source inépuisable d’ironie, quel ne fut pas l’amusant paradoxe de voir projeté sur cette même scène le très gentil, volontairement simpliste et consensuel Gabrielle de Louise Archambault quelques instants plus tard. Non seulement ce film représente-t-il exactement le type de cinéma formaté, lisse et commercial qu’Osseliani rejette, mais ce feel-good movie sous forme de comédie romantique chez les déficients fut immédiatement applaudi par les mêmes qui criaient au besoin d’innovation deux heures plus tôt !

Malgré le ton quelque peu sarcastique, cette description ne vise pas à critiquer la vision du festival. Simplement, on l’aura compris, Locarno, comme tous les festivals, est un événement paradoxal, qui doit jongler entre les œuvres exigeantes et les films grand public. Entre sa passion pour la découverte et l’innovation et les requêtes de commanditaires majeurs (je préfère ne pas imaginer combien coûte l’équipement de cette sublime Piazza Grande). Ce grand écart nécessaire était manifeste dans l’horaire même des projections. Face aux gros films populaire de la Piazza Grande, le comité de programmation décida en effet de proposer une « contre-programmation » chaque soir dans une salle anciennement dédiée à la vidéo. Une programmation présentée par Mark Peranson, nouveau directeur de la programmation et rédacteur en chef de Cinémascope. Pour le public extérieur, Mark Walhberg. Pour les cinéphiles, Ben Rivers et Ben Russell. La stratégie ne peut être plus claire.

Là où Locarno tire réellement son épingle du jeu, c’est donc dans sa capacité à promouvoir malgré toutes ses pressions un cinéma de l’exploration. De ce point de vue, Otar Osseliani n’avait pas tort, même si ses propos méritaient un peu de nuance. Le palmarès du festival est ainsi à l’image de cette réussite. Le choix méticuleux des jurys (présidé cette année par Lav Diaz) y joue certainement un rôle. Quel autre festival majeur serait capable de donner son grand prix à Albert Serra ? Quand on sait le choc qu’a provoqué la palme d’or d’Apichatpong Weerasethakul, on mesure la distance entre les deux évènements… Au delà des prix, cette affirmation d’une ligne de programmation originale est évidente dès la sélection. Locarno est en effet l’un des rares festivals à faire la part belle au documentaire et aux jeunes cinéastes dans sa sélection officielle. Aux côtés du toujours fiable Hong Sang-Soo ou de Short Term 12, le gagnant (mérité) de South By Southwest, on pouvait ainsi découvrir avec bonheur le sublime essai autobiographique E Agora ? Lembra me de Joaquin Pinto, Pays barbare, la dernière œuvre du couple de poètes engagés Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, ou encore le formidable L’étrange couleur des larmes de ton corps de Bruno Forzani et Hélène Cattet (Amer).

Au-delà des films, c’est l’ambiance formidablement cinéphile et curieuse du public et des invités qui fait de Locarno une expérience unique. Même les fameux vendeurs internationaux, qui profitent du festival en attendant de boucler leurs ventes à Toronto, semblent être là pour discuter cinéma. De ce point de vue, Locarno ne peut décevoir. Bien sûr, tous les films ne peuvent faire l’unanimité – Sangue de Pippo Delbono fut ainsi l’une des expériences les plus atroces de ma vie de festivalier – mais tous semblent au moins tenter quelque chose. Si le nom n’était déjà pris, nous aurions envie de nommer ce festival le Festival du nouveau cinéma ! Et si jamais l’accumulation d’expérimentations finit par user le festivalier, il peut toujours aller en toute sécurité assister aux projections hommage et aux rétrospectives plus que copieuses. Cette année, 49 (!!) films du grand George Cukor. Décidément, si les trois grands festivals ne semblent parfois se distinguer que par leur capacité à récupérer certains noms, aucun festival ne ressemble à Locarno.


26 août 2013