Festival de Toronto 2013 : 5 pépites
par André Roy
Le TIFF, comme on l’appelle couramment, occupe une place incontournable sur l’échiquier international des festivals et, fort probablement, la première en Amérique du Nord. Pour les Européens, la rumeur veut qu’il soit une porte d’entrée sur le marché américain. Pour passer aux USA, il faudrait donc prendre la route du Canada! Difficilement vérifiable. Quand on comptabilise la vente des films durant ce festival, qui s’est déroulé au 5 au 15 septembre, la récolte semble maigre : quelque 35 films ont fait l’objet d’un achat, sur un total de 412 œuvres présentées durant onze jours. On a plutôt l’impression que cette manifestation est faite pour les Américains, qui y viennent en grand nombre. Et ils permettent d’attirer non seulement des spectateurs, mais des journalistes du monde entier. Dans la section « Gala » où, avec leurs vedettes et leurs productions peu originales, ils occupaient presque toute la place : sur 20 longs métrages, huit venaient des États-Unis, et seulement trois films de langue non anglaise provenaient de la France et de Hong Kong (les autres, des pays anglophones comme la Grande Bretagne, l’Australie, l’Inde et l’Afrique du Sud).
Cela dit, on n’est pas venu pour « Gala », mais pour le plaisir de fréquenter des œuvres qu’on ne verra peut-être qu’une seule et unique fois dans sa vie. Plusieurs de celles-ci avaient auparavant été projetées à Berlin, Cannes, Locarno et Venise. Elles pouvaient, parmi les 14 autres sections, satisfaire le cinéphile le plus exigeant. Et pour le critique de cinéma venu de Montréal, celui-ci regarde l’écran en souhaitant que tel ou tel film prenne la route de Montréal en octobre prochain.
Exalté, en est-il ainsi de mon sentiment en voyant plusieurs grands films, magnifiques, essentiels pour moi. Je m’attache ici à cinq d’entre eux, ceux de Kore-eda, Miyasaki, Tsaï, Pawlikowski et Reitz. J’oublie volontairement les films de Kechiche, Vernoux, Cuarón, Arnaud et Jean-Marie Larrieu, Dolan, Villeneuve, entre autres, qui sont déjà en salles ou le seront prochainement à Montréal. Et puis, il y a tous ceux que j’ai ratés, avec regret, comme L’inconnu du lac d’Alain Guiraudie et Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch.
Premières émotions fortes dès le début de mon séjour torontois : Like Father, Like Son du Japonais Kore-Eda Hirokazu, qui prolonge, par son discours et son style, ses précédents Nobody Knows et Still Life. Jamais subtil ne fut autant que ce récit faisant croiser deux familles qui découvrent tardivement que leurs fils respectifs ont été échangés à la naissance et qu’elles doivent donc les rendre à leurs vrais géniteurs. Il s’agit bien chez ce cinéaste tendre et ironique de déplacer et replacer ses interrogations sur la filiation, déjà en germe dans son premier opus Marabosi. Qu’en est-il de la paternité, de la relation enfants-parents et parents-grands-parents, de l’amour paternel, de l’éducation? Avec tact et précision, Kore-Eda pose ces questions obliquement, laissant en suspens les réponses. Il dessine plutôt l’énorme angoisse des parents, la difficulté d’être père et le possible délitement du lien social. Sans jamais tomber dans le psychologisme ou le didactisme, il montre que la complexité de la réalité quotidienne ne tient pas seulement aux liens de sang ou de sa classe sociale (l’un des pères est architecte, l’autre propriétaire d’une boutique d’appareils électroménagers). Son observation se nourrit à même la société japonaise, de ses lieux et manières de vivre: le quotidien des repas, les jeux des enfants, le bureau, le magasin, les restaurants, qu’on découvre avec émerveillement tant l’approche du cinéaste est douce et poétique. Ce film poignant a obtenu le Prix du jury au dernier Festival de Cannes.
Émotion encore que de voir le dernier film d’animation du génie derrière les studios Ghibli, Hayao Miyazaki, Le vent se lève. Le cinéaste a réalisé quelques-uns des plus grands films d’animation jamais réalisés au Japon et ses dernières œuvres ont enfin eu la reconnaissance internationale. Son film, d’une beauté nourrie à la poésie, à l’humour et l’onirisme, décrit la vie de Jiro Horikoshi, ingénieur resté célèbre pour avoir conçu le « Zero », avion de chasse qui a déclenché l’attaque sur Pearl Harbor en 1941. Par ce renversant et impressionnant biopic, Hayao Miyasaki offre un émouvant « testament » pacifiste, indiquant que nos rêves de progrès – comme en aviation – ne sont pas toujours positifs et peuvent se clore dans l’horreur.
Restons encore du côté de l’Asie avec Tsaï Ming-liang, cinéaste auquel je voue une admiration sans limites. Stray Dogs, qu’il annonce comme son dernier opus (encore un!), dessine le drame intimiste d’un père et de ses deux enfants errant comme des gueux dans les rues de Taipei, vivant d’échantillons surgelés d’un supermarché. Comme toujours chez ce Malaisien vivant à Taïwan, on retrouve son fidèle interprète, Lee Kang-sheng, cette fois-ci en père de famille aussi mutique que ses enfants et se déplaçant soit dans d’un hypermarché glacial et glauque, soit dans des rues incroyablement bruyantes balayées par la pluie et le vent, soit dans des lieux indéterminés et désolants (une pièce vide d’un immeuble en décrépitude ou sous une tente faite de pièces de toile en plastique). De longs plans fixes soulignent d’une manière qui tient de la pure magie l’incommunicabilité et la vacuité de toute vie. Les êtres semblent résister à la mort lente de la société, lui faisant barrage par le simple fait de bouger et de manger, d’être là avec leurs corps dont Tsaï saisit les infimes vibrations intimes. Exploitant de nouveau le thème de l’eau (les scènes d’averses y sont sidérantes), le cinéaste ne cesse de composer des scènes mystérieuses que seul lie un montage aussi fluide qu’il peut être hypnotique. On espère que Tsaï renoncera à sa décision et que ce film exigeant, radical et somptueux ne soit pas son dernier. Il a obtenu avec raison le Grand Prix du jury à la Mostra de Venise.
Pawel Pawlikowski est un cinéaste polonais qui a vécu et tourné en Angleterre pour la télévision et pour l’industrie des films mainstream comme My Summer of Love. Esthétiquement, Ida, son récent film, est un revirement complet. Il l’a enregistré dans son pays natal, un retour qui lui permet d’accomplir une sorte un devoir de mémoire : parler du silence des Polonais, de leur catholicisme inexpugnable et de leur soumission à la mainmise du pouvoir communiste. Il met en scène Wanda, la tante procureure qui demande de voir sa nièce Anna qui est au couvent et doit faire ses vœux. Elle lui révèle son origine : Anna se nomme en réalité Ida et elle est juive, seule de sa famille qui fut sauvée du nazisme. Pendant 80 minutes, avec elles, nous traversons l’histoire de la Pologne, du village natal, triste, proche de la nécrose, et à la capitale aux grandes rues désertes et aux habitations cafardeuses. Elles tentent de se délivrer du poids du destin et de l’histoire sans vraiment réussir ‒ pour Wanda, c’est le suicide, et pour Ida, un retour au couvent après une aventure avec un mélancolique musicien de jazz. Par l’originalité de son écriture (en particulier, des plans constamment décentrés), par la poésie grave de sa narration, par la manière de saisir la prise de conscience des personnages, Pawel Pawliskowki se fait plus un chantre de lucidité que de la désolation que délivrent ses images en noir et blanc. Il se fait un observateur intransigeant de la réalité polonaise et nous fait comprendre qui sont les vaincus de l’histoire de son pays. Le film a reçu le Prix de la critique internationale de la FIPRESCI à Toronto.
Autre moment important du festival : la projection des 222 minutes de Die andere Heimat d’Edgar Reitz, le troisième volet d’un projet aussi passionnant que fou, commencé il y a trente ans pour la télévision allemande. Sous forme de feuilleton télévisé, Heimat et Heimat 2 tenaient la chronique de Schabbach, un petit village du Hunsrück, entre 1920 et 1945; durant quinze heures, quarante ans de l’histoire de la famille Simon sont évoqués, de l’entre-deux-guerres à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cet autre Heimat est un retour à Schabbach; il se déroule entre 1864 et 1919. Parfaitement sous-titré « Chronique d’une vision », le film avec son sublime noir et blanc est une peinture d’un monde dur, presque primitif, d’une totale noirceur. Edgar Reitz ressuscite avec précision et fluidité toute une époque dont il révèlera la mentalité profonde entretenue dans un pessimisme inné. La nature, le travail de la terre, les fêtes, l’amour, les naissances les morts, l’espoir (non comblé) de jours meilleurs sont décrits avec un lyrisme puissant qui emporte. Peut-on oser dire que c’est un chef-d’œuvre? Oui!
17 septembre 2013