Festival Documentaire de Thessalonique 2013
par Guilhem Caillard
Le Thessaloniki Documentary Festival a d’abord le mérite de toujours exister, quinze ans après sa création, et dans une période aussi noire pour la Grèce, traversée par les mêmes maux économiques, sociaux et politiques qui l’ont transformée en sujet d’actualité. En 2012, la programmation de la manifestation s’était d’ailleurs faite miroir des dérèglements nationaux par le biais d’une sélection grecque prolifique. Thessalonique, on pouvait s’y attendre, était ainsi le premier lieu où trouver des documentaires sur la crise vue de l’intérieur. Quand nombreux furent ceux qui évoquaient l’avenir incertain de la manifestation, la disant condamnée, le programme Media de l’Union Européenne, et l’inébranlable soutien de la municipalité de Thessalonique (incarnée par son maire, l’affable Yiannis Boutaris) ont grandement participé au maintien de son existence. Des efforts payants : à sa façon, Thessalonique semble avoir développé une nouvelle expertise concernant les films sur et de la crise. Durant les éditions précédentes, les blessures étaient encore fraîches. Les Krisis (Nina Paschalidou, 2012) ou Oligarchy (Stelios Kouloglou, 2012) de l’an passé, films intéressants mais qui avaient tendance à relever du reportage factuel, procédaient à des analyses dénonciatrices faites à vif sur les raisons de la crise et ses conséquences directes sur la population grecque. Il fallait répondre à un besoin évident de compréhension d’événements plus grands que nature et hors de portée. Or, la plus récente production documentaire du pays révèle des œuvres plus profondes : des films bénéficiant d’un recul qui leur permettent de davantage questionner l’histoire, la société et la culture grecque contemporaines.
The Grocer, long métrage signé Dimitris Koutsiabasakos, développe ainsi un discours dont la finesse le positionne bien au-delà des reportages de type télévisuels, forme souvent reprochée à la production typique grecque. La vraie crise à venir est ici celle des rapports humains : des épiciers ambulants, qui pratiquent leur métier avec passion depuis plus de trente ans, poursuivent leurs tournées à travers les régions les plus reculées du pays. Mais pour combien de temps encore? Les visites régulières, étalées sur toute l’année, sont pour eux l’occasion de sociabiliser avec des personnes souvent âgées et coupées du monde. Mais le documentariste de Koutsiabasakos n’exploite pas le filon du pathos ou d’un quelconque humanisme déplacé : chaque retrouvaille au fil des saisons est une occasion de rencontrer des personnages singulièrement originaux. Ces habitants, des paysans qui semblent figés dans une Grèce révolue, mais laissent pourtant l’étrange impression d’en avoir conscience, profitent de la visite du camion-épicerie pour exprimer leurs petites et grandes craintes, leurs joies et leurs tristesses, leur lecture du monde. The Grocer se fait témoin d’une image typique de la Grèce – rurale et tournée vers la vie extérieure – actuellement menacée. Tout juste effleurée – et c’est une force -, la question plane pourtant au dessus de tous les instants du film : quelle génération reprendra le flambeau? Et pour qui? Little Land, autre belle trouvaille du festival, apporte son lot de réponses. Le film suit les mouvements de ces nouveaux citadins désabusés qui, après avoir été licenciés ou fuyant les conséquences directes de la crise, décident de se réinventer dans le monde rural de leurs ancêtres. Le phénomène est d’actualité en Grèce depuis plusieurs mois. Des Athéniens, seuls ou en couple, s’installent ainsi sur l’île d’Ikaria, réputée pour la longévité record de ses habitants et leur mode de vie sain. Sous l’œil prudent du documentariste Nikos Dayandas (The Fire Factors, Sayome), la démarche de ces trentenaires n’est jamais prise à la légère. Leur volonté de migrer vers une vie plus simple, tournée sur l’environnement naturel et en partie auto-suffisante, ne relève en aucun cas de l’anecdote. Les jeunes débarquent à Ikaria parce qu’ils sont excédés et cherchent un nouveau départ. Un ingénieur informatique, motivé et convaincu, se heurte à plusieurs obstacles. S’il veut cultiver un petit lopin de terre, se construire une maison, il va d’abord devoir assimiler le sens profond que l’on donne au mot « solidarité » en ces lieux reculés. Les nouveaux venus cherchent à développer une coopérative agricole : le conseil des aînés de l’île accueille la proposition à bras ouverts, mais la façon de travailler ensemble n’a rien à voir avec celle des villes. Little Land décortique ainsi le secret du bonheur d’Ikaria, qui n’a en fait rien d’exceptionnel : la crise est ici tout aussi présente, mais c’est la façon d’y faire face qui change. Et dans cette aventure moderne, les utopistes ne feront pas long feu.
Little Land a reçu le WWF Award pour sa mise en scène des relations de l’homme avec son environnement naturel, et a permis de lancer un dialogue pertinent avec plusieurs autres titres issus de la sélection internationale de Thessalonique. Les personnages du célébré Hiver Nomade de Manuel von Stürler (Meilleur film suisse à Visions du Réel 2012) et de Our Lands, court-métrage signé Aude Verbiguié, sont à la fois proches et éloignés du marasme économique frappant l’Europe et le secteur agricole auquel ils appartiennent. Se fait toujours ressentir cette contradiction alarmante entre le besoin de préserver les richesses des rituels d’hantant, et l’urgence de redéfinir celles-ci pour justement perdurer.
Le dernier film de Dieter Sauter, Adieu Istanbul, réveille pour sa part le souvenir de la communauté grecque de Constantinople. Moins original dans sa forme que ses acolytes Little Land et The Grocer, ce documentaire à la facture classique (témoignages face caméra, archives photographiques) a toutefois le mérite d’unir diverses générations d’expatriés autour d’une préoccupation commune. Ces Grecs d’Istanbul ont longtemps fait partie intégrante de la société turque moderne et cherchent à le rappeler. Réprimandés et chassés à partir de 1955, ils ne se retrouvent pas non plus dans un pays comme la Grèce. Là encore, il est question des marges de la crise : entre ces troublantes histoires d’individus déracinés, se dessinent les profils de jeunes grecs qui tentent leur chance à Istanbul. Quand leurs prédécesseurs rappellent amèrement le faste de la vie d’autrefois, incapables de retourner vivre en ces lieux, les nouvelles générations réécrivent leur place dans la communauté à laquelle ils apportent un sens nouveau. Si le propos du film reste en suspens, tendance générale de la plupart des œuvres ici évoquées, on sait le pari engagé sur une très bonne voie.
De Thessalonique, ressort cette année une sélection grecque ainsi plus ouverte sur l’avenir. Plus optimiste également. Une grande partie des titres présentés au festival avaient déjà fait l’objet des sessions de pitch « Docs in Progress » du Doc Market 2012. The Grocer, heureux gagnant du prix du public, avait justement retenu l’attention des programmateurs et des acheteurs. Un marché qui, après s’être tranquillement installé depuis 1999, confirme sa nécessité. Si ce n’est incontournable pour les documentaristes, le rendez-vous figure avec assurance dans la liste des événements européens majeurs de la saison.
9 avril 2013