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Festivals

FIMAV 2024

par Samy Benammar

I’ve been hearing things

Quelques hallucinations sonores du Festival de musique actuelle de Victoriaville

Dehors, la main d’un l’homme se pose sur la paroi, son corps stoïque maintenu sur le seuil de la bâtisse. Dedans, l’un des visages de la femme gratte une plume contre le papier et il me semble que dans ce souvenir, mon tympan se fait mur et feuille, surface filmique qui croit entendre. Du 8 au 13 mai dernier, Antoinetta Angelidi fut l’invitée d’honneur du festival Prismatic Ground à New York. À la suite de la projection de Topos (1975), elle nous dit : « La femme n’est pas dans le film. Le film c’est la femme, son corps c’est le film. » Alors, la piste sonore est fabriquée à partir de bruitages organiques, frottements de la langue, bulles de salive et tintements des ongles. Je sors de la séance, les tissus parcourus par une vibration hallucinatoire, c’est-à-dire pas suffisamment perceptible pour en affirmer l’existence mais bien assez présente pour que les lumières de la ville tintent et qu’au vrombissement des moteurs se substitue un sifflement échappé de lèvres invisibles. C’est dans cet état de psychose volontaire que je me rends, la fin de semaine suivante, au Festival de musique actuelle de Victoriaville, l’oreille étirée en réceptacle poreux où résonnent les persistances auditives et les mélodies à venir. C’est cet organe qui me guide à travers les deux projections de films expérimentaux programmés par Karl Lemieux et Clint Enns. Prenons les hallucinations en ordre, autant que possible.

Sans me douter que ces mots prendront du sens le lendemain matin, je relis le contre-manifeste dada d’Hugo Ball :

« Dada a son origine dans le dictionnaire. C’est terriblement simple. En français cela signifie « cheval de bois ». En allemand « va te faire, au revoir, à la prochaine ». En roumain « oui, vraiment, vous avez raison, c’est ça, d’accord, vraiment, on s’en occupe », etc. »

PROGRAMME 1 : VISIONS PHOTOCHIMIQUES

La lecture du programme et mes acouphènes filmiques me ramènent au projet d’Henri Chomette qui, si on se permet un résumé caricatural, souhaitait proposer un cinéma pur explorant les spécificités techniques de l’image en mouvement (montage, lumière, vitesse, etc.) pour s’émanciper des beaux-arts. Paradoxalement, on trouve de nombreuses similitudes entre les œuvres qui sont rattachées à cette approche et la composition musicale qui, dans une certaine mesure, constitue le modèle à partir duquel l’avant-garde française développe une syntaxe proprement cinématographique. De toute évidence, l’expression de Chomette est fragile, comme en témoigne le terme « audiovisuel » qui tend à systématiquement associer le cinéma à une fusion des sens. Alors, dans une sélection de films de ce programme, je divague entre les bruits.

Frequency Objets – Julie Murray – 2014

image de pellicule avec tissu

https://vimeo.com/109874036

Le programme 1 s’ouvre avec Frequency Objects de Julie Murray, qui s’inscrit dans un cinéma expérimental « classique » tout en affirmant une rupture avec celui-ci. Au carré barré surplombé du mot Start signalant l’amorce du film succèdent les annotations caractéristiques de la tail d’une bobine, conjurant la tradition tout en semblant scander « le celluloïd est mort, vive le celluloïd ! ». Que nous reste-t-il à faire d’une histoire qui n’a plus ni commencement ni direction ? Dans une frénésie visuelle, des photogrammes réemploient les techniques dadaïstes. On y aperçoit des rayogrammes obtenus en imprimant des objets directement placés sur l’émulsion ainsi que des perforations qui, traversant le cadre, trahissent une opération de tirage contact qui consiste à exposer une pellicule vierge en superposant à celle-ci une bande déjà développée. Le son démystifie cet amalgame chaotique de formes et d’histoires – on reconnaît même les ailes de mouche du Mothlight de Stan Brakhage disséminées çà et là – en adoptant une posture paradoxale vis-à-vis de la notion de pureté. Pas question ici d’accompagnement musical ou de silence laissant tout l’espace aux spécificités supposées d’un médium. Située entre les deux, dans une impossible réconciliation, la bande sonore de Frequency Objects fait parler le film. Sans doute partiellement composée à partir du son optique de la pellicule (un spectrogramme imprimé sur le bord du cadre qu’un lecteur spécifique est capable de traduire en ondes), la piste sonore est faite de frottements, de glissements, d’explosions graves et de crépitement aigus, synchrones au défilement visuel si bien qu’on semble tout entier pris dans une synesthésie dérangeante. C’est comme si, la joue plaquée contre le projecteur, nous laissions notre paroi crânienne vibrer contre le moteur et la rétine devenir surface de projection.

Dans un deuxième mouvement, tout s’éclaircit – ou s’assombrit, question de point de vue –, alors que la bande se dévoile dans son entièreté, avec des petits trous réguliers de part et d’autre. La simulation de l’obturateur mettant en mouvement 24 images par seconde est remplacée par un objet banal, un bout de plastique imprimé qu’on fait avancer dans le cadre. En utilisant un scanner, Julie Murray fait discuter le numérique et l’analogique et nous rappelle que tout ceci n’est que machine. Cependant, la fantasmagorie est redoublée plutôt que d’être brisée. Regarde la fragilité de cette chose informe, cette image négative, la surface d’une cellule humaine, les atomes de plastique ou, peut-être, les nervures d’une feuille d’automne. Écoute le son devenir stridence d’une presse mécanique, d’un scanner à négatifs ou à particules. Laquelle de ces images, lequel de ces bruits est plus organique que l’autre ? Ils se confondent en un corps cyborg avachi devant et sur l’écran. Pendant tout ce temps, il y avait le bruissement des branches au vent, les cloches d’une église sans dieu et le chant d’un oiseau, je crois. Le corps, c’est le film.

Deep 1 – Philip Hoffman – 2023

image noir et blanc d'un cheval

Si un film fonctionne comme un souvenir, que le mouvement ne se crée que par une supposée persistance rétinienne qui nous permet en voyant une image de nous rappeler de celle qui la précédait 1/48e de seconde plus tôt, et que le court moment en salle se déploie dans les journées, années qui le suivent, peut-on penser un cinéma qui soit conscient que son apparition dans l’esprit est dépendante de sa disparition sensible ? Une cage à oiseaux suspendue à une branche s’est logée à l’intérieur de moi. Deep 1 est un film muet composé de plans fixes tourné en 16 mm et développés avec des chimies à base de plantes. On y observe des instants futiles et simples, série d’observations d’animaux entre le Yukon et l’Ontario. Ce dépouillement formel est semblable à une compilation de vues Lumière qui se seraient écartées de leur fascination mécanique pour prendre le temps d’écouter un battement d’ailes et le ruminement d’un cheval. Écouter, disais-je, parce que ce souvenir est sonore. Entre l’agitation photochimique des procédés artisanaux et la plasticité de ces bêtes qui affleurent, le film s’accroche, conscient de son insignifiance, en accordant suffisamment d’espace aux petits riens pour qu’ils se chargent d’une puissance orchestrale. En me rappelant cette œuvre, pourtant dénuée du moindre bruit, j’entends le chant d’un carouge à épaulettes dialoguer avec le rut mélodieux d’un cardinal. Le corps s’assoupit au creux d’un silence cacophonique.

Le spectre visible – Sarah Seené et Maxime Corbeil-Perron2022

image noir et blanc de visage de femme les yeux grands ouverts

Se concentrant, par un travail de voix off, sur des individus frappés par la foudre, le film de Sarah Seené et Maxime Corbeil-Perron agit comme une rupture au sein du programme. Si les œuvres précédentes étaient des réflexions matérielles sur la représentation du monde, le Spectre visible y ajoute une dimension documentaire plus conventionnelle. C’est pour cette raison que resurgissent mes réticences à l’égard de la pellicule devenue une sorte de mode post mortem dans le genre expérimental. Je me demande pourquoi « encore ce celluloïd » alors que la force de ce petit film ne réside pas dans son travail visuel. Je n’aurais pas grand-chose à en dire si ce n’est souligner sa beauté certaine, caressant l’œil d’un brin d’herbe champêtre sans manquer de faire tressauter la paupière par des égratignures de développement maison. Ces qualités sont essentielles à la compréhension du programme qui réfléchit à une matérialité en écho à la nature. Dans Le spectre visible, un parallèle est ainsi établi entre deux corps foudroyés, dans la chair pour l’un, dans l’émulsion pour l’autre. Si l’on reconnaît bien le travail autour du bruit de Maxime Corbeil-Perron, ce qui me semble avant tout porter et transpercer le film c’est l’oreille de Sarah Seené. Ses premiers films, à la suite de son travail photographique, emploient des techniques argentiques, mais mon visionnement au FIMAV a confirmé une intuition que j’ai toujours eue vis-à-vis de sa démarche. Celle-ci est profondément humaniste. Avant les images, elle donne la parole à des individus, emploie les dispositifs comme des prétextes pour passer du temps avec des récits qui n’ont rien d’halluciné, des paroles auxquelles elle nous rend attentifs.

Bye Bye Now – Louise Bourque – 2022

image noir et blanc de silhouette de fille

Dans une circulation concentrique, le cinéma de Louise Bourque agit en superposant les couches d’un récit à la lisière de l’intime et de l’universel. Ces films de famille sont ainsi pris entre le père de Louise qui filme la maison familiale et l’idée du filmeur, c’est-à-dire pas tout à fait le patriarche, pas tout à fait non plus la douceur paternelle. Impossible de réellement voir, dans une approche à fleur de peau et de Super 8, une tentative de penser un imaginaire commun à travers le prisme d’une histoire personnelle tant la délicatesse du traitement visuel collant et déchirant les photogrammes nous ramène au corps de la cinéaste, indétachable de son œuvre. On rappellera la larme analogique sur sa joue dans Auto portrait / Self Portrait Post Partum (2017) et le sang menstruel dans lequel a été incubé Jours en fleurs (2003). Impossible également de nier la portée sociale et politique de sa pratique ; les scènes si familières n’ont pas besoin de montrer plus qu’une bâtisse et qu’un sourire juvénile pour nous laisser envisager les dynamiques tendres et cruelles de l’enfance. Bye Bye Now se souvient et oublie, ressasse inlassablement les racines de l’imaginaire, les traumas et les rêves. Il tourne autour d’archives jusqu’à en devenir une, déformée et rapiécée, et nous plonge dans un temps discontinu. Ce trouble chronologique est décuplé par le couplage d’une sensibilité cinématographique qui appartient à la génération expérimentale des années 1990 avec un travail sonore « post-bruitiste » propre aux années 2010 et très populaire dans les pratiques contemporaines. L’hallucination, cette fois, c’est le sentiment d’être face à un objet non pas intemporel – il est facile d’identifier les traditions en action – mais atemporel puisque la conjugaison chaotique de ces temporalités artistiques et humaines nous pousse dans un moment en redéfinition et nous empêche de fixer une mémoire unique. Le présent n’est jamais que l’héritage du passé mais le passé naît d’une relecture présente d’évènements qui n’ont peut-être jamais eu lieu. C’est la vieille citation de Duras dans L’amant : « L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un, ce n’est pas vrai il n’y avait personne. » Louise Bourque y apporte une nuance : cette histoire il faut apprendre à lui dire bye bye, accepter qu’on ne puisse pas la réécrire mais que dans cette fatalité, nous sommes libres de lui tordre le cou : « oui, vraiment, vous avez raison, c’est ça, d’accord, vraiment, on s’en occupe ».

PROGRAMME 2 : L’ATTAQUE DES VIDÉOCASSETTES : L’ART DU « MIXTAPE » VIDÉO

image VHS avec logo sociologie 666

Le deuxième programme s’ouvre comme un manifeste, une forme de revival des avant-gardes du début du vingtième siècle à la sauce walkman de gamins biberonnés à la télévision et à l’anticonformisme. Le chercheur et cinéaste Clint Enns, à l’invitation de Karl Lemieux, propose une compilation de mixtapes expérimentales produites dans les années folles de la VHS. Ce genre, profondément ancré dans le « va te faire, au revoir, à la prochaine » dadaïste, s’est constitué autour de remontages d’extraits de télévision et de radio en amas informes mais néanmoins rythmiques. Les films juxtaposent des discours politiques, des publicités, des films et une quantité vomitive de matériaux audiovisuels pour constituer des œuvres tantôt satiriques, tantôt comiques, tantôt nihilistes. On oscille donc dans le programme entre des images du Vietnam et une publicité de parfum. On nous rappelle que la manipulation politique occidentale trouve ses racines dans le broadcast et que les documents du Pentagone ne sont que la face émergée d’un iceberg médiatique omnipotent.

Dans la suite des dadaïstes, le cinéma lettriste, avec en tête de file Isidore Isou, avait fait exploser la sphère artistique des années 1950 en proposant des films franchement dégueulasses prenant leurs spectateurs pour des imbéciles avant de les caresser dans le sens du poil poétique. On pourrait ainsi retracer la filiation d’un cinéma expérimental en opposition esthétique et politique à son temps : « c’est assez, pour le poète, d’être la mauvaise conscience de son temps », dirait Saint-John Perse tandis que les situationnistes nous inviteraient à renverser nos verres sur les chemises des bourgeois. La génération mixtape reprenait ce flambeau sur bande magnétique avant de se prolonger numériquement avec l’avènement de YouTube pour finir, à la fois partout et nulle part, entre TikTok et des festivals qui ne sélectionnent plus ces œuvres. La séance du FIMAV amène plus loin que les années vingt ou soixante en s’éloignant du dandysme parisien et de ses mauvais maîtres éduqués pour assumer une posture prolétaire, décérébrée et, par un étrange détournement, brillante. Alors, on nous chie littéralement dessus lors d’une contre-plongée à la fois insupportable et jouissive où l’excrément sort lentement de l’anus pour venir peinturer l’objectif et le somptueux écran de la salle du Carré 150 de Victoriaville. La piste sonore, quant à elle, pousse l’hallucination à son extrême en mixant chansons populaires, slogans publicitaires et hurlements informes. On sort de la salle un peu déstabilisés par une séance dont l’extrême originalité réveille à la fois nos ambitions révolutionnaires avec un cinéma qui ne saurait être plus expérimental et nos travers réactionnaires qui nous font quelque peu regretter la tranquillité analogique des oiseaux de la veille.

Au terme de ces deux programmes, les sons bourdonnent dans ma tête. Le programme de Karl Lemieux est indéniablement « classique » et, malgré certaines de mes réticences, je réalisé l’importance de son rôle dans l’écosystème expérimental local et international. Une nouvelle fois, Clint Enns m’impressionne par sa capacité à nous amener avec autant d’intelligence que de bêtise sur des territoires inusités de l’image. Je remercie ces deux figures diamétralement opposées et absolument complémentaires, ces cinéastes-programmateurs-penseurs dont la passion partagée pour les ailleurs cinématographiques est l’un des piliers qui font tenir un milieu où l’on cherche encore des images. On refuse de se contenter de montrer, on explore les hallucinations sonores et on se dit surtout que, si l’on croit avoir entendu, c’est déjà ça de souvenir.

J’interpelle Clint Enns sur le trottoir de la rue Notre Dame :

Why did you do that to us?

Because it was fun.

Photo Karl Lemieux et Clint Enns

Karl Lemieux et Clint Enns

Photo 2 Karl Lemieux et Clint Enns

Karl Lemieux et Clint Enns

Photo Karl Lemieux, Louise Bourque et Clint Enns

Karl Lemieux, Louise Bourque et Clint Enns

Un festivalier en mobylette rouge

Un festivalier en mobylette rouge

portrait noir et blanc Karl Lemieux

Karl Lemieux

Crédit photos : Samy Benammar

Image d’entête : Clint Enns et l’installation Persistent Teenage Gestures

 


28 mai 2024