FNC 2016 – Blogue 5
par Ariel Esteban Cayer
Malgré quelques absents, le Festival du Nouveau Cinéma est toujours l’occasion d’attraper certains des films les plus prestigieux de l’année. Ralph se penchait hier sur Gimmer Danger, documentaire somme toute décevant de Jim Jarmusch, qu’on imagine monté sur le coin d’une table, pendant que celui-ci dédiait plutôt son temps et son énergie à l’excellent Paterson, grand absent des festivités hélas!
Également de la cuvée cannoise, After The Storm est le dernier drame familial de Hirokazu Kore-eda. Hiroshi Abe y incarne un des pères les plus mémorables et complexes de sa filmographie: un homme divorcé, écrivain manqué, devenu détective privé de pacotille (au sein d’une agence dirigée par l’hilarant Lily Franky). Peinant à subvenir à ses besoins, encore moins à ceux de son jeune fils (qu’il voit une fois par mois aux frais d’une pension familiale sur laquelle il a déjà plusieurs mois de retard), il passe le reste de son temps à jouer et à traquer sa femme et son nouveau petit ami. Si la prémisse peut sembler tragique, Kore-eda l’aborde avec toute la délicatesse (et même l’humour) qu’on lui connait, dressant par la bande le portrait d’une famille éclatée, mais désirante de réconciliation. Soulignons la magistrale performance de Kirin Kiki, (Les délices de Tokyo), dans le rôle de la grand-mère, ainsi que celle de Taiyo Yoshizawa dans le rôle d’un fils réservé qui, en peu de mots, communique toute la pression qui repose sur ses épaules. D’ailleurs, Kore-eda utilise à merveille la taille d’Abe, ce gentil géant, cadré dans des espaces restreints, et par conséquent souvent accroupi, la tête basse. Cette posture vient très vite symboliser son refus de faire face à ses responsabilités et sa difficulté à devenir l’homme qu’il a toujours voulu être. Jusqu’à ce que, d’un geste de mise-en-scène infiniment simple mais ô combien puissant, Kore-eda lui permette de se redresser, dans un cadre soudainement adapté à sa taille.
Récompensé au dernier Festival de Berlin, Lullaby To the Sorrowful Mystery est le dernier béhémoth cinématographique de Lav Diaz. Pendant un peu plus de 8 heures, le cinéaste philippin nous plonge dans une reconstruction onirique de l’histoire coloniale de son pays, s’attardant ici aux faits saillants de la révolution philippine (1896-1898) – ou plutôt à ses personnages, aussi réels que fictifs. Le récit débute par l’exécution de Dr. Jose Rizal, une figure historique qui hantera le reste du film de son absence. D’une part, on suit Isagani et Basilio, deux membres de la résistance bientôt mêlés à la tentative d’assassinat d’un mystérieux Sr. Simoun (qui s’avère être nul autre que Juan Crisostomo Ibarra, protagoniste de Noli Me Tangere, ce fameux roman révolutionnaire de Jose Rizal lui-même). Puis d’une autre, ce sont les victimes féminines de la révolution, Ceasaria Belarmino (fictive) et Gregoria de Jesus (bien réelle), qui tentent de retrouver le corps d’Andrés Bonifacio, héros du conflit. Ainsi, Diaz crée un univers où les faits et la fiction se rencontrent ; où les figures historiques et les mythes anciens cohabitent et s’expliquent dans une sorte de purgatoire labyrinthique, symbolisée par une forêt luxuriante et circulaire, tantôt hors du temps, tantôt hantée par trois (ou 4, ou une seule) figures démoniaques, ainsi que les spectres d’une communauté religieuse. Tour à tour vertigineux, langoureux, et épuisant, Lullaby est parsemé de moments de génie comme de moments qui tombent douloureusement à plat (surtout lorsque Diaz s’enlise dans une dynamique de pure reconstitution historique). On souhaiterait également voir son film gagner en complexité autrement que par sa simple durée : beaucoup nous est dit, plutôt que de nous être montré de manière renouvelée (le cadre demeure fixe, bien qu’éloquent et poétique). Mais comme Alexandre Fontaine Rousseau le soulevait dans son entrée de blogue à propos d’Alipato, « on se sent à la limite coupable d’espérer plus « maîtrisé », mieux « canalisée »; comme si cette rigueur un peu bourgeoise n’était au fond que l’affirmation autoritaire d’un désir de contrôler sa colère. » Il en va de même avec A Lullaby to the Sorrowful Mystery ; pour tous ces moments où Diaz arrive au bout de notre patience, on doit s’interroger sur la colère et la tristesse immense qui motive son gargantuesque projet. Le temps devient la seule façon de traiter l’horreur coloniale d’un pays tout entier. Diaz nous l’exprime même assez clairement : la liberté des Philippines ne viendra que sur la durée – par l’émancipation de l’Espagne, puis par l’élaboration d’un discours exhaustif sur ce processus. Et si le premier événement a déjà eu lieu, l’autre est encore en cours dans ce film, qui tente bravement de saisir l’insondable profondeur de l’Histoire.
Daisuke Miyazaki (End of Night) dévoile cette année son second long métrage, Yamato (California). Traitant également de l’invasion d’une culture par une autre (Yamato est une ville en périphérie de Tokyo où siège encore une immense base militaire américaine), il s’agit d’un des films indépendants japonais les plus intéressants des dernières années. Retrouvant ce désir d’aborder la thématique de l’identité par rapport à l’impérialisme américain après la Seconde Guerre Mondiale (un thème qu’on pensait mort avec la fin de la Nouvelle Vague et des années 1970), Miyazaki dresse le portrait original et nécessaire d’une jeunesse japonaise désœuvrée, prise entre deux cultures. Utilisant le hip-hop comme clé inusitée de son analyse (de même qu’une panoplie de signes énonciateurs de l’impact de la culture américaine sur le Japon contemporain), le film est particulièrement cohérent dès son hommage à Spike Lee dans la séquence titre («A Daisuke Miyazaki Joint »). L’ensemble témoigne d’une ambition thématique rare – bien loin d’une dynamique de jugement ou d’opposition simpliste. Miyazaki opte plutôt pour une interrogation sincère face à la relation amour-haine que peut entretenir un pays – parfois inconsciemment – avec son envahisseur.
Finalement, Sophie Goyette révélait son premier long métrage, Mes Nuits feront écho. Un film en trois parties successives (autant d’échos annoncés par le titre) suivant trois personnages, du Québec au Mexique à la Chine, puis de retour au Canada. On découvre ici un ambitieux exercice poétique. Quelque peu figé dans un formalisme doux et posé (la force comme la faiblesse du film), Mes nuits menace à plusieurs reprises de chavirer dans la monotonie et la torpeur, mais on ne peut que reconnaître l’ambition générale du projet, qui rejoint, étonnamment, celui de Lav Diaz dans mon expérience du festival : une tentative de saisir l’insaisissable (dans ce cas-ci, l’anxiété très précise qui accompagne le sentiment que la vie nous file entre les mains, qu’on n’aura jamais le temps de vivre tout ce qu’il y a à vivre). Dans l’ensemble, Goyette y arrive relativement bien à travers l’immensité de trois continents et de deux langues ; on lui reproche simplement de garder ses émotions en sourdine, abstraites par une mise en image clinique, qui aurait gagnée en puissance avait-elle été plus élastique et, paradoxalement, plus humaine, moins froide.
After the Storm: repris le Dimanche 16 (Cinéma du Parc 1) à 17H00
Mes nuits feront écho: repris Jeudi le 13 (Cinéma du Parc 1) à 14h15
12 octobre 2016