FNC 2017 – Blogue 4
par Gilles Marsolais
Depuis son ouverture, le festival offre de nombreux films qui attirent l’attention. Parmi les plus récentes projections qui seront reprises dans les prochains jours, arrêtons-nous à quelques titres incontournables.
Le Vénérable W. de Barbet Schroeder s’impose d’emblée pour la brûlante actualité de son propos : l’épuration, fondée sur l’ethnicité et la religion, dont est victime la population rohingyha en Birmanie. On connaît fort peu cette région du monde, et plus encore ce pays fermé (appelé aussi le Myanmar), verrouillé par les militaires qui ont assigné à résidence pendant plusieurs années son seul prix Nobel de la paix, Aung San Suu Kyi. Aujourd’hui à la tête du pays, celle-ci semble pour le moins totalement dépassée par les événements, probablement cernée par ces mêmes militaires maintenant chargés d’assurer « sa sécurité ». Dans son film, Barbet Schroeder a l’intelligence de ne pas imposer d’emblée sa grille de lecture. Il semble même avoir du mal à trouver le bon angle pour saisir son sujet. Il laisse d’abord les événements, déstabilisants pour le spectateur, surgir à l’écran. Puis, de cette apparente confusion émane un personnage-clé, un moine boudhiste activiste auquel il s’intéresse afin de mettre en lumière ses motivations. D’où le titre. Du coup, en nous enfonçant dans les replis les plus obscurs de l’être humain, cette approche vise à nous permettre d’y voir plus clair.
Depuis la nuit des temps, l’Histoire est jalonnée d’affrontements et de réactions de rejet entre les tribus, les peuples, les nations, les pays, voire les continents, aussi bien pour des raisons de fierté, d’appartenance ethnique ou de croyances religieuses, que pour des questions de territorialité, d’intérêts politiques et autres. La nature et l’ampleur des préjugés qui toujours les sous-tendent en arrivent à créer des situations inextricables, comme c’est le cas en Birmanie. Là, c’est autant la religion que l’ethnicité qui semblent faire problème, dans un pays à plus de 90% boudhiste. L’origine bangladaise probable plus ou moins lointaine des Rohingyhas servirait de prétexte à une opération de nettoyage par les Birmans, à défaut de pouvoir renvoyer tous ces « étrangers » au pays de leurs ancêtres. Or, cette minorité traquée est musulmane. C’est connu, depuis plus de cinquante ans, les musulmans, et partant l’Islam, sont devenus partout sur la planète la cible et l’exutoire de toutes les frustrations, engendrant le processus de l’action-réaction. Dès lors que cette minorité adhère au processus pour ne pas disparaître (il y a bel et bien des rebelles rohingyhas qui veulent contrer ce nouvel exode), la junte militaire birmane a beau jeu de nier l’existence d’une épuration en cours, pour affirmer qu’il s’agit plutôt d’affrontements de type militaro-politiques circonscrits pour l’essentiel dans l’État d’Arakan. On a déjà entendu ad nauseam ce refrain au Moyen-Orient, dans l’ex-Yougoslavie, etc.
Mais Barbet Schroeder ne s’aventure pas sur ce terrain glissant, même s’il conclut à une politique d’extermination. Il se concentre plutôt sur la pensée du « Vénérable W. », un influent dignitaire boudhiste qui donne son titre au film, en l’illustrant au moyen de diverses sources documentaires. C’est proprement hallucinant de voir et d’entendre celui-ci proférer, mine de rien, des insanités islamophobes et racistes à faire dresser les cheveux sur la tête du dalaï-lama, alors que l’on s’attendrait à un message de paix et de tolérance de la part d’un moine boudhiste ! Maître à penser retors d’une génération, ce moine, Ashin Wirathu, a entrepris il y a déjà quelques années d’éradiquer son pays de toute présence musulmane. Rien de moins. Il est l’incarnation même du mal, et du boudhisme dévoyé. Des images d’archives choquantes dévoilent la portée de son enseignement et la force du mouvement. Mais on se doute bien que ce ne sont pas tous les Birmans, ni même la majorité des moines, qui partagent son point de vue, comme le confirment quelques témoignages. À cet égard, l’approche par le portrait privilégiée par le cinéaste (comme il l’avait déjà fait avec Idi Amin Dada) enferme Le Vénérable W. dans un cadre étroit, alors que le spectateur aimerait en savoir plus, notamment sur le rôle de l’armée qui manifestement détient toujours le véritable pouvoir, et il apprécierait avoir aussi le point de vue des victimes et du mouvement de libération des Rohingyas. Pour sa part, alors que l’exode vers le Bangladesh est devenue une réalité, l’ONU espère en arriver à « l’établissement des faits » probablement dans six mois…
Décidément, le rapport à l’autre est un thème omniprésent dans notre monde en mutation profonde et accélérée. Voire, il se complexifie jusque dans nos vies privées, comme en témoigne Loveless d’Andrey Zvyagintsev (Leviathan, 2014). Un homme et une femme en instance de divorce se querellent pour éviter d’avoir la garde de leur fils Aliocha, afin de pouvoir refaire leur vie chacun de leur côté en toute liberté. Mais la disparition inexpliquée d’Aliocha vient brouiller les pistes, obligeant les adultes à renouer contact, leur offrant même la possibilité de retrouver leur part d’humanité. Sans se faire moralisateur, en plus d’évoquer la perte des repères et des valeurs de la société russe, ainsi que la rudesse et la déshumanisation des rapports sociaux, ce film terrible ponctué de quelques séquences émouvantes parle donc avant tout de rédemption, même si cette disparition à l’issue prévisible devient incidemment le prétexte à une description implacable de l’état des lieux. Dans ce film à l’esthétique glaciale, le réalisateur maîtrise l’art du hors-champ tout en sachant voir ce qui se cache derrière des portes closes. Incontournable, Loveless a obtenu le Prix du jury à Cannes.
Pour sa part, dans A Man of Integrity, Mohammad Rasoulof aborde de front le problème de la corruption en Iran qui semble généralisée. C’est son sujet même. Le portrait est féroce, illustrant le principe que pour faire son chemin dans la vie, il faut « écraser, ou se faire écraser ». Aux prises avec un voisin mafieux, un honnête homme qui travaille dur pour survivre se fait un devoir de respecter la loi et de jouer franc jeu, espérant ainsi, naïvement, obtenir gain de cause dans le différend qui l’oppose à ce voisin infréquentable. Il apprend à la dure la réalité du fonctionnement des institutions censées le protéger, ainsi que l’ampleur de la corruption qui de son village s’étend au pays tout entier. Avec astuce, en ayant recours aux armes de l’ennemi, il consentira finalement à assouplir sa position morale inflexible pour régler ce problème, au point d’en arriver à renverser l’ordre établi. Le constat est cruel, impitoyable. Proche parent du Leviathan d’Andrey Zvyagintsev, ce film a obtenu le Prix de la mise en scène à Un certain regard.
Dans un tout autre registre, Denis Côté s’intéresse au quotidien de quelques culturistes, c’est-à-dire à la vie ordinaire de gens qui ne le sont pas, en espérant changer notre perception à leur égard forcément empreinte de préjugés. Ta peau si lisse relève le défi mais ne gagne qu’à demi son pari, la médaille sera pour une autre fois. Cela tient au fait que, dans ce film de « monstration », l’approche reste limitée. Le cinéaste se contente de montrer quelques aspects de ce quotidien, de la vie de couple ou en famille, du boulot pour gagner sa croûte entre deux séances de gonflettes, mais il n’aborde aucunement leurs motivations pour ce choix de vie. La caméra s’attarde à l’un d’eux, qui semble plus mature, recyclé en kinésithérapie et en coaching. Mais tout cela reste superficiel. On ne connaît pas davantage le but de la ballade à la campagne qui clôt le film. Ces personnages ne se parlent pas, ils ne semblent pas former un tout homogène. D’ailleurs, le « Louis Cyr » du groupe, qui vit de sa force innée en déplaçant à mains nues des camions et qui s’entraîne en bousculant d’énormes pneus de mastodontes entre deux matchs de lutte, fait bande à part en allant cueillir des framboises plutôt que de faire le beau sur un podium improvisé dans un champ au milieu de nulle part ! On présume qu’il laisse les amateurs de gonflettes à leur rêve de podium. En fait, on est tenté de croire le réalisateur qui affirme avoir trituré sa matière au départ fictionnelle pour lui donner une allure documentaire.
Le Vénérable W. de Barbet Schroeder repasse le samedi 14 octobre à 21h15 au Cineplex Odéon Quartier Latin.
Loveless d’Andrey Zvyagintsev repasse le lundi 9 octobre à 16h15 au Cinéplex Odéon Quartier Latin.
A Man of Integrity de Mohammad Rasoulof repasse le vendredi 13 octobre à 14h15 au Cinéplex Odéon Quartier Latin.
Quant à Ta peau si lisse de Denis Côté, il faudra attendre sa sortie en salle pour le voir.
9 octobre 2017