FNC 2019 – Blogue no. 8
par Elijah Baron
Les cinéastes ne font pas toujours de bons compagnons de voyage, mais il est certain qu’une ouverture sur l’étranger peut conduire à des résultats imprévisibles. Dans le meilleur des cas, le cinéma a le potentiel de devenir un lieu de rencontre sans pareil, un espace abstrait où les identités se construisent et s’anéantissent au contact d’un ailleurs. Synonymes de Nadav Lapid, Ours d’or à Berlin, répond assurément à cette description : on y suit le cheminement complexe d’un israélien qui pense avoir trouvé en France sa terre promise. Le débutant Tom Mercier est ici implacable dans un rôle fortement inspiré du parcours personnel de Lapid ; son personnage est l’incarnation d’un violent conflit intérieur. Lorsqu’il répudie l’hébreu et confie l’ensemble de ses souvenirs à un jeune écrivain qui s’y abreuve, on perçoit dans cet acte un suicide symbolique. Or, il y a une tragique absurdité dans son rejet inconditionnel de son passé, et son désir de renaître en tant que Français à Paris. Sa fuite quasi mystique se fait en grande partie par l’intermédiaire de la langue ; dans sa course solitaire et agitée à travers les rues de la capitale, il apprend le français en mémorisant de manière obsessive une infinité de synonymes, qu’il manie adroitement, mais sans dessein. Plus encore qu’aux questions sociales ou politiques, Lapid s’intéresse à cette désorientation mentale et spirituelle ; deux états sont constamment mis en contraste, qu’ils soient d’ordre idéologique, identitaire ou esthétique. Deux vérités ne sauraient exister en même temps, et pourtant, le mépris que ressent le protagoniste pour Israël ne serait aussi puissant s’il ne s’accompagnait pas d’un intérêt tout aussi fort pour ce pays.
Voyager aiderait à accéder à la guérison émotionnelle, ou à la sagesse ; le cliché est bien connu. Mais c’est aussi le meilleur moyen de constater qu’on ne peut échapper à soi-même, et d’éprouver le poids de sa propre étrangeté en un lieu inaccoutumé. Un autre film de la section Les incontournables s’intéressait à cette problématique, et avait recours au même motif visuel que Lapid, qui consistait à créer une dissonance entre le protagoniste et son environnement en l’habillant d’une couleur insolite : il s’agit de To the Ends of the Earth de Kiyoshi Kurosawa. L’idée d’envoyer une équipe japonaise en Ouzbékistan ne manquait pas d’inspiration, le croisement étant improbable et le lieu relativement peu exploré au cinéma. Le désintérêt presque total de l’héroïne de Kurosawa pour ce pays ne peut toutefois provoquer qu’une grande part de tristesse et de frustration. « Il y a des paysages tellement beaux que c’est une perversion que de ne pas les regarder », disait le personnage de Lapid ; cette perversion n’étant pas adéquatement explorée dans le film de Kurosawa, il ne dépasse jamais un certain naturalisme anémique. S’il est clair que ce sentiment de vacuité était partiellement voulu, la superficialité du type de divertissement que produisent les personnages japonais étant tournée en ridicule, le manque d’évolution narrative et de complexité thématique rendent le film peu attrayant en dehors du contexte festivalier.
Curieusement, c’est à un pan similaire de la culture japonaise que s’intéresse Werner Herzog, éternel voyageur, dans Family Romance, LLC : il est question de ce même écart entre l’identité publique destinée à la vente, et l’identité masquée ou refoulée de l’individu. Sans porter de jugement sur les pratiques en question, et sans même commenter l’action, il observe les activités d’une société qui a pour tâche de satisfaire aux besoins émotionnels de ses clients en proposant les services d’un acteur, prêt à interpréter le rôle qu’il faudra. Nous le voyons par exemple incarner le père disparu d’une fillette qui recherche une figure paternelle. Dans une scène tout à fait paradoxale, où le vrai et le faux se confondent entièrement, nous assistons à plusieurs niveaux de duperie : la fillette ment à son père fictif pour se rendre plus intéressante, celui-ci se prétend être un parent attentif et dévoué, et les deux jouent pour la caméra, puisqu’il s’agit bien d’un film de fiction à micro-budget, malgré une apparence de documentaire. Or, l’acteur est interprété par Yuichi Ishii, réel fondateur de la société Family Romance ; de son point de vue, Herzog pourrait être un client comme un autre. La forme ironique que prend le film fait partie intégrante de son contenu, puisqu’un documentaire n’aurait pas permis le même degré d’immersion dans les enjeux existentiels que soulève la profonde artificialité de ces longues scènes, tendres et optimistes en surface. Cette surface, peut-elle vraiment suffire à satisfaire certains besoins émotionnels? Et n’est-ce pas déjà là l’une des fonctions du cinéma?
20 octobre 2019