FNC 2020 – Blogue n°6
par Elijah Baron
Dans ces moments où l’enfermement commence à peser, où le deuil de la salle de cinéma devient un peu difficile, il fait bon de se souvenir que plusieurs des œuvres les plus monumentales de l’histoire du cinéma ont été conçues pour le petit écran. C’est le cas du Décalogue (1990) de Krzystof Kieslowski, d’ailleurs projeté au FNC en 2016, que Stanley Kubrick commentait de la façon suivante : « [Kieslowski et son co-auteur Krzystof Piesiewicz] ont la faculté très rare de dramatiser leurs idées plutôt que de simplement en parler. En avançant leurs arguments par le moyen de l’action dramatique du récit, ils permettent au public de découvrir l’état réel des choses au lieu de se le faire dire. » Plusieurs films présentés au FNC cette année semblent avoir été directement influencés par cette approche basée sur la dramatisation et la découverte, partageant avec Le Décalogue un engagement politique et moral envers la dénonciation de différentes formes de violence. Le caractère national des questions traumatiques qui y sont courageusement traitées est finalement transcendé par le regard humaniste de cinéastes qui aspirent à l’universalité.
Plus de trente ans après qu’un épisode du Décalogue ait joué un rôle dans l’abolition de la peine de mort en Pologne, l’iranien Mohammad Rasoulof fait, lui aussi, une condamnation puissante du meurtre d’État avec There Is No Evil, Ours d’or à Berlin. Dans cette oeuvre dissidente constituée de quatre récits distincts, Rasoulof adopte le point de vue du bourreau, de l’individu chargé, souvent malgré lui, d’exécuter des prisonniers. Le film examine la position insoutenable que lui impose le système de justice ; ayant reçu l’ordre d’enlever la vie à un inconnu, le protagoniste du film n’a de choix que de déroger soit à la loi, soit à la morale. Les conséquences tragiques qui s’ensuivent, peu importe le choix effectué, sont ici illustrées d’une manière saisissante, toujours au-delà du simple didactisme. Rasoulof parvient à cultiver et à maintenir une grande part d’ambiguïté, surtout dans une première partie qui mime le drame social ordinaire avant d’être culbutée par une conclusion glaciale qui donne le ton à tout ce qui suivra. Rares sont les films capables de changer le monde, et There Is No Evil n’en fait probablement pas partie ; il communique toutefois un message nécessaire sur l’esprit de résistance et le pouvoir de dire non, confirmant la place de Rasoulof parmi ces artistes iraniens dont l’importance ne s’évalue plus au nombre de récompenses obtenues, mais, hélas, au nombre de condamnations.
Une courte succession de clics nous transporte loin de l’Iran, jusqu’à l’Est de l’Ukraine. Cependant, pas d’erreur possible : l’univers représenté dans Bad Roads est régi par les mêmes forces avilissantes, fertiles en souffrances morales des plus incompréhensibles. Même au niveau de la forme, nous sommes encore une fois dans une structure brisée en quatre parties ; il reste que c’est un film moins dangereux, puisqu’il s’inscrit naturellement dans ce nouveau pan patriotique du cinéma ukrainien apparu en réaction à la guerre du Donbass (Atlantis, qui vient tout juste de remporter la Louve d’or, en fait lui aussi partie). Il n’est pas question ici d’exhiber un patriotisme aveugle ou opportuniste, mais de faire un constat par rapport aux conséquences du conflit qui oppose depuis plusieurs années l’état ukrainien à des groupes de séparatistes pro-russes. Ce contexte n’est pas explicité au spectateur, et le film nous tient loin des opérations militaires ; le récit de cette guerre se fait donc à travers quelques échanges humains, et inhumains, qui exposent l’étendue de la violence psychologique subie par les participants du conflit. Réalisé par la dramaturge Natalya Vorozhbit, Bad Roads est un premier film exemplaire dont le visionnement peut s’avérer difficile tant est grande, malgré les origines théâtrales du projet, l’authenticité des situations cruelles qui y sont représentées.
Conference d’Ivan Tverdovsky est une œuvre de plus qui fait penser à cette fameuse citation d’une attribution incertaine mais d’une justesse évidente : « Seuls les morts ont vu la fin de la guerre. » Les autres ne finiront jamais de la revivre, comme c’est le cas pour les survivants de l’attentat terroriste survenu à Moscou il y a exactement 18 ans, lorsque la guerre de Tchétchénie s’est brusquement immiscée dans un théâtre de la capitale russe, faisant plus d’une centaine de morts. Revivre ces évènements collectivement pour s’en exorciser, tel est le but que poursuivent Tverdovsky et ses personnages en nous enfermant dans cette pièce funeste qui fut le lieu de l’attentat. Il s’agit là, sans aucun doute, du film qui a le plus souffert du fait de ne pas avoir été projeté en salles ; en réalisant le premier projet de fiction consacré à cette tragédie, le cinéaste ne cherchait pas tant à faire un drame intimiste, ou même à reconstruire le passé, qu’à créer un effet unificateur, cathartique, qui ne survit pas pleinement en dehors de la salle de cinéma. En effet, la force de Conference est dans la façon dont la salle du théâtre Dubrovka, avec son environnement si banal et familier, se constitue en image-miroir de celle qu’occupe en théorie le spectateur du film ; chaque son, chaque témoignage qui y résonne prend alors peut-être cette dimension singulière, presque religieuse, que partagent les instants de vérité absolue.
Les films de la 49e édition du FNC peuvent être visionnés en ligne jusqu’au 31 octobre.
21 octobre 2020