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Festivals

FNC 2021 – Blogue n°1

par Apolline Caron-Ottavi

Il y a un indéniable plaisir à retrouver les décors familiers des salles de cinéma et les bonnes vieilles habitudes qui y sont attachées (comme courir de l’une à l’autre) pour cette 50e édition du Festival du nouveau cinéma, alors que les séances en salle avaient dû être annulées à la dernière minute l’an dernier du fait de la situation sanitaire. On se réjouit également de retrouver ce qui fait le grand atout des festivals : la présence de cinéastes. Bien que les invités soient encore très rares, la journée d’hier donnait un bel exemple de la diversité que peut offrir le FNC à cet égard : une cinéaste majeure et mondialement célébrée l’après-midi – Jane Campion, venue donner une leçon de cinéma et présenter son nouveau film The Power of the Dog – et un jeune cinéaste émergent venu du Japon le soir, en la personne de Kenichi Ugana, qui a présenté son étonnant Extraneous Matter – Complete Edition en compagnie de son actrice Kaoru Koide. Dans un noir et blanc soigné, le cinéaste insuffle le chaos dans le quotidien ordonné mais désexualisé d’un jeune couple via l’apparition d’une créature aux tentacules tactiles; c’est bientôt tout une société qui se retrouve bouleversée par la présence aussi érogène qu’angoissante de cet être venu d’ailleurs, brisant les tabous comme les solitudes contemporaines. À l’image de ce visiteur parasitaire dénué d’intentions conscientes, la pandémie aura laissé des traces qui ne seront pas forcément sans déplaire à tout le monde : ainsi, bien qu’Extraneous Matter ait déjà été présenté en salle, il demeure visible en ligne jusqu’au 31 octobre.

Extraneous Matter – Complete Edition de Kenichi Ugana /  Asmodeus d’Éric Falardeau

Mais c’est bien l’expérience du grand écran qui nous a manquée dans la dernière année. À ce titre la journée de dimanche sera exemplaire avec les projections de deux films de Gaspar Noé dont les formats et la mise en scène exigent la salle (et qui ne seront d’ailleurs pas diffusés en ligne) : Lux Aeterna, qui faisait déjà partie de la sélection de l’an dernier mais avait été annulé; et Vortex, le tout nouveau film du cinéaste. Lux Aeterna, qui est un film assez court, sera projeté avec Asmodeus, un court métrage du cinéaste québécois Éric Falardeau. On peut dire qu’on a là un double programme réunissant deux films de sorcières qui ont en commun de mettre en abîme la création à travers un ballet endiablé où se jouent différents rapports de force. Dans Asmodeus, le cinéaste se filme lui-même et invoque trois femmes qui l’entraînent dans un rituel de luxure où se mêlent plaisir et souffrance. Falardeau signe une mise en scène qui rend hommage entre autres au cinéma d’avant-garde tout en mélangeant les univers et les genres de façon inédite (horreur, sexe, occulte, autoportrait, expérimental), à travers un superbe usage du super8 qui confère un aspect à la fois fantomatique et très charnel à l’action : entre l’instantané de la jouissance, l’immuabilité du rituel et la mortalité de la chair, le film se construit comme une vanité. Dans Lux Aeterna (né d’une commande de la maison de haute couture Saint-Laurent), Gaspar Noé nous plonge dans le chaos créatif d’un tournage, avec Béatrice Dalle dans la peau de la réalisatrice et Charlotte Gainsbourg dans celle de l’actrice. L’ouverture du film et un long dialogue nonchalant nous placent explicitement du côté du film de sorcières avant que les caméras ne s’engouffrent dans une traversée spatiale hystérique et clignotante, des coulisses au bûcher final, sur un écran tantôt unique, tantôt divisé en deux – voire même en trois. L’exercice de style – démentiel, n’a rien de superficiel dans sa façon de créer un tableau mouvant, bouillant et oppressant d’où émerge une réflexion sur le chaos et les tensions qui font naître le cinéma lui-même, allant de l’abandon qui est exigé des acteurs à la place des femmes sur un plateau, en passant par un éloge de l’improvisation, de l’anarchie créative et de l’impérieuse nécessité de l’irrévérence – ce n’est pas pour rien que le film s’achève sur un clin d’oeil à Luis Buñuel.

Lux Aeterna (2020) / Vortex (2021) de Gaspar Noé

Si avec Lux Aeterna, Gaspar Noé se livre à l’une des montées en puissance implosives auxquelles il nous a habitués, il en va différemment (du moins sous un certain angle) dans Vortex. Du haut de ses 2h20, c’est là le genre d’œuvre dont on ne veut pas trop en dire en amont. Disons toutefois que l’écran ici est divisé en deux, pour un homme et une femme, qui partagent un appartement comme ils ont partagé une vie entière mais qui se voient séparés par la vieillesse et la maladie, alors que l’épouse perd peu à peu la tête. Marqué par sa propre expérience familiale mais aussi par le fait qu’il soit lui-même passé à quelques minutes de la mort suite à une hémorragie cérébrale fin 2019, Gaspar Noé réalise son film le plus intime et le plus sobre, voire austère, imposant à sa démarche de cinéaste un virage qui peut au premier abord surprendre. Vortex remue pourtant les affres de l’existence que Noé a toujours explorées à travers ses films – s’attaquant ici à l’ultime cauchemar. Le cinéaste lie la vie et le cinéma à travers ceux qu’il convoque devant sa caméra : Dario Argento, le maître italien de l’horreur, et Françoise Lebrun, célèbre notamment pour son rôle dans La maman et la putain de Jean Eustache. Si la performance de cette dernière est tout particulièrement bouleversante et sidérante de justesse, ils dévorent tous deux l’écran, convoquant avec eux un pan de l’histoire du cinéma qui en vient ici à tirer sa révérence. Les premières évocations de ce nouveau film de Noé font souvent le rapprochement avec Amour de Haneke; mais si des points communs sont indéniables, la comparaison est quelque peu forcée par le fait que la fin de vie de ceux dont le cerveau flanche avant le cœur (pour reprendre la phrase d’ouverture de Vortex) est un sujet qui n’est encore que très rarement porté au grand écran au regard de l’importance qu’il occupe dans le quotidien de bien des gens. Vortex est impressionnant dans sa façon de traiter d’une chose immense sans vouloir en faire un grand sujet. Avec une sensibilité remarquable, Noé filme l’insignifiance, au temps présent, de ce qui pourtant est un moment si essentiel dans la vie des individus qui le traversent. Il met le doigt sur ce sentiment de dérisoire qui sabote parfois même l’émotion d’instants que l’on voudrait si solennels mais qui au fond ne sont qu’humains, et donc jamais à la hauteur. On pense alors à la chanson de Peggy Lee : « Is that all there is? ». Vortex est une œuvre monumentale, et le cinéma Impérial est loin d’être trop grand pour l’accueillir.

Extraneous Matter – Complete Edition est accessible en ligne jusqu’au 31 octobre.
Asmodeus et Lux Aeterna seront projetés dimanche 10 octobre à 22h à L’Impérial.
Asmodeus est également diffusé en ligne.
Vortex sera projeté dimanche 10 octobre à 17h40 à L’Impérial.


8 octobre 2021