FNC 2013, jour 2: Crise générale
par Céline Gobert
Filmés de dos, lovés dans une lumière crépusculaire, un marin et une mère célibataire regardent passer une souffleuse par la fenêtre. C’est l’une des plus tendres séquences qu’offrait à voir le FNC hier. Une douce parenthèse, où la poésie fait irruption dans un réalisme socio-cruel. En plus de partager avec le Ilo Ilo d’Anthony Chen, chronique familiale singapourienne également présentée ce jeudi , un même arrière goût de crise, le québécois Diego Star de Frédérick Pelletier, qui a ouvert la section Focus du festival, déploie une délicatesse voisine – et dans le scénario et dans la mise en scène – pour évoquer les difficultés financières de gens ordinaires. A deux bouts du monde, ces néo-représentations de la galère contemporaine, merveilleusement universelles, affichent une filiation certaine avec le cinéma des Dardenne ou de Loach (champions en la matière). Pourtant, malgré la noirceur thématique, les deux belles surprises du jour ont su s’éloigner du cadre parfois un peu trop rigide du film social. Et cela fait du bien. La lutte des classes dans le Singapour de la fin des années 90 et les limites de l’altruisme et de la solidarité sur les terres enneigées du Québec d’aujourd’hui ont su se teindre de couleurs sensibles, humaines, pourtant jamais naïves. De quoi faire taire intelligemment ceux qui croient qu’un cinéma social ne peut s’apprécier, ne peut être percutant et vrai, qu’à travers un prisme pragmatique ou réaliste à tout prix. En insufflant une poétique, une esthétique au banal; Pelletier et Chen (qui a raflé la Caméra d’Or à Cannes en mai dernier) prouvent que le film social peut, lui aussi, se poser en quête du beau tapi dans le triste, se revendiquer à la recherche de la magie qui demeure, même là, au cœur des batailles, au cœur de la morosité du quotidien. Il en fallait de la nuance, de la lucidité, pour faire tenir dans un même écrin les inévitables individualismes que façonne la crise, et les douceurs salvatrices que promettent certaines rencontres. Le miracle dans Diego Star se produit un soir hivernal, dans la banalité d’un salon. Dans Ilo Ilo, dans le no man’s land d’un aéroport, lorsque la patronne de la nounou, jusqu’ici dessinée assez durement, fait un geste amical, altruiste. En parfaits déracinés, le marin africain viré de son bateau-titre, et la nounou philippine engagée dans une famille bourgeoise, portent tous deux, en eux, cette cohabitation – entre soi et autrui, entre ouverture et repli -, cette fracture, maligne, paradoxale ; de la même façon qu’ils portent le visage dual de l’exil, parfois libérateur, si souvent douloureux.
Plus radicaux étaient le Sacro Gra de Gianfranco Rosi et le Miss Violence du grec Alexandros Avranas. Autres partitions, sur un même thème. La crise – encore et toujours- en filigrane de l’italien Sacro Gra, incompréhensiblement reparti de la Mostra de Venise avec la récompense suprême (le Lion d’Or). « Est-ce que je vais pouvoir aller travailler ? », demande un accidenté de la route sur le chemin de l’hôpital. « Je dois retourner bosser, mon amour », murmure au téléphone une danseuse en petite tenue, avant de retourner se déhancher sur le comptoir d’un bar. Avec ce documentaire articulé autour de la Grande Raccordo Anulare, la plus grande autoroute périphérique italienne, la crise s’exprime entre les lignes, on la devine derrière l’urbanité qui gangrène, rythme, accompagne les destins de prostituées, d’un ambulancier, d’habitants d’immeubles, ou encore d’un pêcheur. La radicalité formelle (pas de voix off, pas de fil conducteur autre que cette route arpentée en boucle, pas de démonstration évidente), pourtant, épuise. Les morceaux d’existence qui s’affichent à l’écran n’accouchent à la fin que d’un patchwork répétitif à morne visée objective, sans véritable regard si ce n’est la captation d’une Italie moderne où l’urbain semble modeler, contrôler l’humain – et non plus l’inverse. Radical, comme le très irritant Miss Violence, qui rejoue la gamme désormais en vogue de la bande de grecs déglingués (cf. les récents Canine de Yorgos Lanthimos ou Attenberg d’Athina Rachel Tsangari). Avec la défenestration d’une fillette de 11 ans en ouverture, sur un air de Leonard Cohen, le film rappelle la séquence de début de l’Antichrist de Lars Von Trier. Du moins, dans sa volonté similaire de susciter le malaise et le choc.
Avant d’entrer dans la salle, un festivalier me confiait sur un banc avoir choisi trois films pour son premier FNC : Heli d’Amat Escalante, Pelo Malo de Mariana Rondon, et ce Miss Violence là. « J’aime être secoué », disait-il. Sûr qu’il en a eu pour son argent avec le programme dégueulasse concocté par Avranas qui métaphorise la crise économique ravageant la Grèce via une histoire d’inceste difficilement supportable. Un père, incestueux donc, et symbole évident du patriarcat qui s’exerce dans le pays, y prostitue ses filles, parce qu’il n’y a pas de boulot, et qu’il faut bien bouffer. Pour le réalisateur, la démarche est simple : prévenir la société des dangers d’une perte des valeurs. Un propos intéressant pour un traitement complaisant et absolument non défendable. Car en milieu de route, Miss Violence assène un violent coup de marteau non mérité au spectateur : une séquence de viol de plusieurs minutes, et avec différents hommes, sur une jeune fille. Il a au moins le mérite de questionner les limites de l’artistiquement justifiable. Temps de crise ou non. Une chose est certaine : on préférera la peinture aigre-douce – et plus subtile – d’une humanité qui peine, mais qui essaie quand même, de relever la tête plutôt que ce radicalisme nihiliste, trop sûr de lui-même, trop fier et de son contenu et de son emballage, trop émotionnellement manipulateur. In fine, en ce jour, l’humanité (comme l’oeuvre) n’était belle que lorsqu’elle s’esquissait dans les regards de cinéastes au service, non pas du style, mais de l’histoire – respectueux de leur public, et qui, sans jamais être mièvres, ont su faire jaillir du réel d’authentiques, et très cinématographiques, contradictions.
11 octobre 2013