FNC 2013, jour 7 : tout ce qui brille n’est pas or
par Gilles Marsolais
Les rencontres d’après minuit de Yann Gonzalez (évoqué lundi le 11) constituait une heureuse surprise, ne serait-ce que par sa façon d’éviter les écueils qui trop souvent guettent l’évocation ambitieuse de fantasmes ou de cauchemars à l’écran, et plus encore leur illustration, peu importe que celle-ci se veuille cérébrale ou sensuelle. Mais, on ne peut en dire autant de L’étrange couleur des larmes de ton corps concocté par Hélène Cattet et Bruno Forzani.
L’étrange couleur des larmes de ton corps fournit la preuve que tout ce qui brille n’est pas or, même dans le créneau du « nouveau cinéma ». Par-delà sa beauté formelle indéniable, ce film a surtout le défaut de n’impliquer aucunement le spectateur dans le drame vécu par le personnage principal qui occupe pourtant à lui seul tout l’espace-temps du récit, en tanguant entre la réalité et la dérive hallucinatoire. Loin de partager son angoisse, sur le mode émotif ou rationnellement, le spectateur assiste de l’extérieur, passif et impuissant, à un pur exercice formel sans finalité.
Pourtant, le film démarre plutôt bien, en évoquant les fantômes d’Edgar Allan Poe, à l’intérieur d’un immeuble style Art Nouveau. Le recours à l’effet kaléidoscopique sur les vitraux peut brièvement se justifier pour signifier le dérapage mental du personnage et son possible dédoublement de personnalité. Hélas! le procédé est tellement répétitif qu’il devient vite abusif, complaisant, décoratif, en servant d’ingrédient commode à toutes les sauces, d’illustration aux différentes étapes de la dérive torturée du personnage. Il en est de même de l’étrangeté du décor en général et de l’identification malaisée des personnages, deux éléments qui jouent d’abord leur rôle afin d’illustrer la perte des repères spatio-temporels et mentaux du personnage. Mais là aussi, d’abord signifiante, cette illustration de la confusion entre la réalité et la perception délirante du sujet sombre assez vite dans la répétition à outrance, témoignant d’une recherche de l’effet pour l’effet, d’une fascination pour le procédé. Reste alors le recours aux couloirs et autres lieux secrets de l’immeuble, pour illustrer le sentiment d’agression, avec leurs faux murs qui se gonflent comme une peau humaine sous laquelle se glisserait l’ennemi, l’agent exogène, etc. Mais, encore là, en partant d’une idée pertinente, le film affiche sa propre fascination pour cette découverte. Trop, c’est comme pas assez ! Cette recherche généralisée de l’effet « ostentatoire » est soulignée par le fait que l’on est en présence d’un cinéma du plan, voire d’un cinéma du flash qui se satisfait de l’éclat produit dans l’instant.
En clair, le malaise généré par L’étrange couleur des larmes de ton corps vient de ce que les réalisateurs cèdent à la fascination du dispositif formel qu’ils ont mis en place, plutôt que de mettre celui-ci au service du récit. Ils donnent même l’impression de s’égarer eux-mêmes dans le dédale de ses interprétations possibles, au point de larguer cavalièrement le spectateur, et même de s’amuser à ses dépens. Loin de ressentir de l’effroi ou une surchauffe au plan de l’intellect, le spectateur finit par se lasser de ce jouet auquel il n’a pas accès, de cette « belle » entreprise qui, tel un château de cartes mirobolant, finit par s’écrouler en dévoilant sa vacuité. À cet égard, on pourrait chipoter sur un autre point. Les réalisateurs prêtent largement à ce personnage délirant une imagerie mentale (l’effet kaléïdoscopique se démultipliant à l’infini dans une luxuriance de couleurs) qui est presque un papier-coller de l’imagerie utilisée par les spécialistes intervenant dans le documentaire From Neurons to Nirvana : The Great Medicines de Oliver Hockhenhull, lui aussi projeté au FNC. Or, ceux-ci s’en servent, au contraire, afin d’illustrer les effets d’un « trip » au LSD nettement moins angoissant, qui implique non pas la dissociation mentale ou les caractéristiques de la schizoprénie mais plutôt le principe de l’unité, de la communion avec le cosmos, etc. Effet cruel des hasards de la programmation !
Bref, pour affronter un authentique cinéma nouveau qui subvertit les codes, il faudrait plutôt aller fureter du côté de la Gare du Nord (Claire Simon), pour y faire des Rencontres d’après minuit (Yann Gonzalez), comme celle avec L’inconnu du lac (Alain Guiraudie), qui pourraient vous initier à La danse de la réalité (Alejandro Jodorowsky)… ☺
Plus sérieusement, allez faire un tour aussi du côté de Chez Lise, un film profondément humain qui fonctionne dans un tout autre registre. Dans ce documentaire, James Galway et Jeanne Pope approchent avec tact et sensibilité une réalité qu’ils ont côtoyée pendant plus d’un an. Une réalité qui nous est étrangère ou que, dans le confort et l’indifférence, nous refusons de voir, alors qu’elle constitue pourtant une composante incontournable de notre petit monde. À plus de soixante-dix ans, sans subventions gouvernementales, Lise Bissonnette, propriétaire des lieux, nous ouvre les portes de son univers, une maison de chambres qui accueille quatre-vingt-dix personnes pour la plupart atteintes de maladie mentale. On y fait surtout la connaissance de Deanna, bipolaire et diabétique, et de Gordon, schizophrène, qui, comme tout couple amoureux, nourrissent et partagent les espoirs et les rêves d’une vie meilleure.
Pour capter cette réalité, au moyen d’une mini caméra DV le plus souvent, les réalisateurs se font discrets, en laissant tout l’espace à leur sujet. Ils se fondent dans le décor, sans pour autant chercher à se glisser entre la tapisserie et le gyproc – ce qui renverrait à un effet de signature. La qualité de l’échange ouvert qu’ils entretiennent tout du long avec ces locataires particuliers témoigne du climat de confiance qu’ils ont établi. Et, en tant que spectateur, nous partageons ces rapports de proximité et d’intimité. Le film se concentre donc sur ce que vivent les malades mentaux laissés à eux-mêmes depuis la « désinstitutionalisation ». On sait que la plupart se retrouvent à la rue ou dans l’une de ces nombreuses maisons d’hébergement privées, non supervisées, comme « Chez Lise ».
Les réalisateurs ont choisi de ne pas mettre l’accent sur les problèmes d’organisation et de gestion financière inhérents à ce genre d’établissement, bien réels puisque celui-ci évite de justesse la catastrophe pendant le tournage. Mais, Chez Lise en dévoile assez pour que l’on puisse imaginer les dérapages dans ce réseau informel totalement dépourvu d’encadrement : vol et distribution rock and roll des médicaments, absence totale de suivi médical et même de soins infirmiers, problèmes d’alimentation, etc. Bref, ce qui importe ici, pour les réalisateurs, c’est de rendre compte de l’aspect humain. Avec ses moyens limités, Lise se substitue du mieux qu’elle peut à la défaillance du système, en utilisant avec ses locataires un langage qu’ils comprennent, mais elle ne peut ni les surveiller, ni être partout à la fois. Surtout qu’elle a un sérieux handicap visuel, qui compense à peine l’aveuglement du gouvernement. Pour leur part, Deanna et Gordon bénéficient d’un semblant de suivi médical, du fait de leurs allers-retours fréquents entre l’hôpital, où ils se sentent en prison, et ce réseau des maisons de chambres.
Au total, mine de rien, avec une discrétion exemplaire et sans commentaire en voix off, les réalisateurs jettent un regard authentique, éclairant, sur la maladie mentale, couplée à une relation amoureuse touchante, tout en rendant hommage à un être exceptionnel pour son dévouement.
16 octobre 2013