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Festivals

Gertie reconstruit : Entretien avec Donald Crafton

par Nicolas Thys

     Ce dimanche 25 novembre, à 17 h 30, les Sommets du cinéma d’animation présentent le spectacle Winsor et Gertie, de l’historien du cinéma d’animation Donald Crafton. Dans le rôle de Winsor McCay : Stéphane Crête, et dans celui de l’assistant et fils de McCay : Sébastien René. La composition musicale et l’accompagnement au piano sont de Gabriel Thibaudeau.

     Cette pièce de théâtre humoristique jette un éclairage sur le contexte dans lequel évoluait Winsor McCay avant d’entreprendre la réalisation de Gertie the Dinosaur (1914). Elle se termine sur le célèbre numéro scénique de Winsor McCay et la reconstruction de la version originale de Gertie conçue pour les théâtres de variétés, aujourd’hui disparue. Nicolas Thys a rencontré Donald Crafton, lors de son passage au Festival d’Annecy en juin dernier, pour discuter du projet de reconstruction du film et du numéro de McCay.


L’édition 2018 du festival International du film d’animation d’Annecy s’est clôturée sur un moment historique.  Au cours de la cérémonie fut projeté un court métrage de Winsor McCay daté de 1914 aussi célèbre que méconnu : Gertie. Célèbre car il est partout cité et régulièrement montré dans les rétrospectives consacrées au cinéma d’animation quand il n’est pas accompagné d’un dresseur de dinosaure. Car Gertie est une espèce de mastodonte préhistorique qui exécute différents tours sous l’œil de son créateur présent sur scène. McCay fait son show pendant que l’animal animé évolue à l’écran. Mieux que Jurassic Park puisque le réalisateur ne reste pas prostré hors cadre loin du danger mais qu’il s’expose entre le public et sa créature.

A voir la reconstruction poussée qui a été réalisée, le film – maintes fois vus – semblait pourtant nouveau, d’autant plus qu’une scène inédite, un rappel final, vient de réapparaitre. Il aura fallu deux ans à l’historien de l’animation Donald Crafton, au collectionneur David L. Nathan et au conservateur en charge du cinéma d’animation de la Cinémathèque québécoise Marco de Blois, tous trois aidés par le studio d’animation anglais de l’ONF et Luc Chamberland, pour en arriver à cet impeccable résultat.

Pour en savoir davantage sur ce spectacle qui devrait tourner et s’arrêtera aux Sommets du cinéma d’animation le 25 novembre, nous sommes allés poser quelques questions à Donald Crafton sur son travail.

 

     Nicolas Thys : Comment êtes-vous arrivé sur le « Gertie project » et quelle fut votre travail sur celui-ci ?

     Donald Crafton : Alors que j’étais étudiant à l’université de Yale, dans le département d’histoire de l’art, je cherchais un sujet de thèse qui puisse à la fois aborder des questions liées à ce domaine et à mon intérêt pour le cinéma et les avant-gardes. J’en suis arrivé à Emile Cohl par accident et j’ai donc défriché son œuvre ainsi que l’histoire du cinéma d’animation des premiers temps. Ces travaux ont donné lieu à deux ouvrages[1].

A cette époque, au début des années 1970, Leonard Maltin faisait des conférences à New Haven et dans les programmes de films qu’il montrait, j’ai vu Gertie pour la première fois. J’ai été conquis par cette adorable créature à la forte personnalité. Au milieu des années 1910, tout le monde, et Cohl également, dessinait des bonhommes bâton qui bougeaient sur l’écran. Là, la technique était ahurissante. Tous ces dessins, faits et refaits les uns après les autres. McCay, qui exagère souvent, aimait dire qu’il en avait réalisé 10 000 pour Gertie. En fait, il en a dessiné environ 2400, qu’il a parfois photographié et utilisé plusieurs fois.

C’est ainsi qu’a commencé mon histoire avec Gertie. Je l’ai ensuite laissée de côté jusqu’à mon ouvrage Shadow of a mouse, qui traite des performances animées. En faisant des recherches, je suis tombé sur le site web de David L. Nathan, un psychiatre qui pratique à Princeton, et qui connaissait toute l’histoire de Gertie par cœur. Il a passé sa vie à décortiquer le film. On a d’abord collaboré pour un article[2]. David a véritablement renversé le processus d’animation mécanique de McCay. Il a repris le film, l’a divisé en sections et il a identifié le nombre de dessins de chaque section, en repérant ceux qui avaient été rephotographiés, etc. Il a fait des recherches à Colombus, Ohio, qui possède un musée et une bibliothèque de recherche sur le cartoon[3]. Il a découvert 16 dessins qui correspondent à une scène de rappel inédite, sur les 53 réalisés à l’époque selon les notes de McCay. Il a commencé par redessiner dans le style de McCay une sorte de fac-similé de ces dessins en utilisant le même papier, les mêmes dimensions pour visualiser une première fois ce passage sur un ordinateur. Puis nous nous sommes dits qu’on pourrait refaire Gertie en retrouvant les dessins ! Il a rassemblé 700 originaux. C’est probablement tout ce qui existe à l’exception de quelques-uns qui peuvent nous avoir échappés ci et là. Et, alors que j’étais à un colloque de la Society for Animation Studies à Montréal, je suis allé visiter la Cinémathèque québécoise où j’ai rencontré Marco de Blois. On était en 2014 et je lui ai parlé de ce psychiatre obsédé par Gertie avec sa drôle d’idée de refaire le film. Il a tout de suite été intéressé. J’ai également fait une demande d’aide de financements à mon université, qui a été étonnamment acceptée avec enthousiasme. Je suis revenu à Montréal où j’ai rencontré Marcel Jean, très emballé, qui m’a dit que le studio anglais de l’ONF pourrait en être. Michael Fukushima était ravi et après nous ne nous sommes plus arrêtés. Tous ont été très généreux et se sont reposés sur l’expertise minutieuse de David L. Nathan. Moi j’ai surtout été le conseiller historique du film.

 

     NT : Quel matériel avez-vous utilisé pour la restauration de Gertie ?

     DC : J’ai envoyé des messages aux membres de la FIAF pour savoir quelles copies existaient. Le film avait été largement distribué à l’époque et on en trouve au MoMA, au BFI, etc. Mais ce sont les mêmes que celles de la Cinémathèque québécoise. Au final, nous avions trois versions probablement apportées, avec d’autres documents importants, par un neveu de McCay à la Cinémathèque lors de la Rétrospective mondiale du cinéma d’animation en 1967. Elles ont été conservées à Gatineau. La première, fragmentée, est une 35 mm nitrate en parfait état, sans trace de décomposition. La deuxième est une copie plus longue mais en moins bon état. Puis on a une copie 16 mm de la version longue. Dans aucune d’elles ne figure le rappel à la fin du film. Ce sont des copies de ce qu’on appelle la version Fox, qui date de la fin de l’année 1914 et qui fut distribuée en Amérique du Nord. C’est cette version que le jeune Walt Disney a dû voir. Elle comporte un prologue en prise de vues réelles avec les intertitres.

On suppose que l’une des copies 35 mm est une de celles que McCay avait l’habitude d’utiliser sur scène et sur laquelle furent ajoutées les scènes tournées aux Studios Vitagraph, comme l’avait été Little Nemo, et les intertitres. Quand un intertitre était ajouté, le film perdait deux images avant et après celui-ci. Il y avait donc un écart de quatre images à chaque apparition d’un intertitre.

Quand Gertie était présenté sur scène avant notre reconstruction, c’est probablement une copie de la bobine 16 mm qui était utilisée, dans laquelle les intertitres et les images réelles étaient enlevés, ce qui fait que le film était encore plus découpé que la version Fox. La qualité était médiocre, l’image tremblotante, instable. On a choisi d’abandonner ça et de revenir à l’original, celle qui était projetée dans les grandes salles où McCay faisait son spectacle à l’époque, comme au Hammerstein à New York par exemple. Il a dressé Gertie dans des théâtres à Washington DC, Cincinnati, Chicago… dans des performances de 12 à 20 minutes. Son film passait parmi d’autres spectacles variés allant du chant lyrique aux numéros de chiens. On sait comment McCay introduisait le film grâce à un scénario légué à la Cinémathèque québécoise. Il diffère quelque peu de la version Fox. Le fruit n’est plus une citrouille mais une pomme et le nom du mastodonte qui arrive à un moment n’est plus Jumbo mais Pete. Pour le reste, c’est la même chose jusqu’au moment où un Winsor McCay animé part sur le dos du dinosaure et que les rideaux se ferment. C’est là qu’intervient l’ajout : McCay revient sous les applaudissements, devant le rideau, il fait signe d’ouvrir le rideau et dévoile Gertie faisant une révérence au public. Comme en général McCay montrait aussi Little Nemo ou un numéro de dessin sur scène, la représentation durait environ 20 minutes au total.

Je pense que le scénario a été légué par le même descendant qui a amené les copies films. Ce scénario est d’ailleurs légèrement problématique car il contient quelques passages cruels qu’on a dû gommer pour les présentations. McCay disait à Gertie que si elle n’exécutait pas ses tours, il ne la nourrirait pas et il la battrait avec un fouet !

 

     NT : C’est Luc Chamberland qui a été choisi pour refaire les dessins manquants.

     DC : Oui, il a été sélectionné par Eloi Champagne qui est directeur technique à l’ONF. Il était tellement enthousiaste. Quand je lui ai parlé avant de venir ici, il était ému et il me disait qu’il avait l’impression que la main de McCay avait guidé la sienne ! Il a fait un travail remarquable. Les parties les plus endommagées étaient celles où Pete apparait ainsi que d’autres car les monteurs ont coupé trop d’images. Déjà, Luc a dû reconstituer 16 images où l’on voit le mastodonte se retourner sinon ça aurait eu l’air de sauter. Puis il a reproduit les images de la version plus longue dont les photogrammes n’étaient plus visibles ainsi que quelques-unes issues de la copie 16 mm qui n’existaient pas sur les autres. Une douzaine d’images sont d’ailleurs issues de dessins originaux de McCay car elles n’apparaissaient nulle part mais quand nous n’avions aucune autre possibilité, nous faisions appel à Luc. Il a dû produire environ 100 dessins pour un résultat admirable (NDLR : près de 250 dessins). Gertie est enfin complet ! Les mouvements sont fluides et le film ne contient plus de sautes dans le plan. Il a l’air de sortir du laboratoire comme en 1914.

 

     NT : En tant qu’historien, une telle reconstruction ne pose pas problème ?

     DC : Bien sûr. J’en ai totalement conscience, d’autant plus que j’ai créé une revue dévolue aux archives[4]. C’est une question qui ne sera jamais réglée et il faudra toujours faire des compromis. Mais c’est toujours une dispute basée sur de l’hypothétique car on ne pourra jamais revenir à Time square en 1914 au Hammerstein Theatre. Les gens sont différents, leurs attentes également et même leur langue. La langue qu’on parle au quotidien a changé, notre accent aussi.

Mais dans l’ensemble, nous avons été guidés par les pratiques standards des archives. En gros, si c’était là au départ, on l’a laissé. Si des imperfections étaient dues au passage du temps, comme des rayures, des poussières ou des manques occasionnels, on les corrigeait. Mais on a dû faire quelques entorses à la règle et c’est pour cela qu’il y a deux versions : une version pour le festival et une version pour les archives. Les différences entre les deux sont minimes. Un autre changement concerne le rappel. On connait le nombre de dessin pour cette séquence mais on ne sait pas combien de temps elle durait ni combien de révérences tirait Gertie. Au moins une, c’est certain mais McCay pouvait le faire en boucle jusqu’à ce que le rideau se referme. Et aujourd’hui, la plupart des cinémas n’ont même plus de rideaux ! Enfin, nous avons également colorisé un élément du film : la pomme. C’est fondé uniquement sur des suppositions – mea culpa ! – mais McCay était un homme de spectacle et il avait déjà utilisé la couleur sur Little Nemo. Même si c’est une possibilité, plus qu’une probabilité, il l’avait peut-être fait également sur Gertie. Evidemment cet ajout de couleur ne figure pas dans la version pour les archives !

 

     NT : Qu’allez-vous faire maintenant que la reconstruction est terminée ?

     DC : Cela nous a pris deux ans et beaucoup d’argent donc nous aimerions que le spectacle soit montré de façon plus large. En plus, on ne peut pas le montrer sans acteur sinon on ne comprendrait pas vraiment ce qu’on regarde. Ca n’aurait pas de sens. J’espère également qu’un jour on pourra voir un BluRray avec les deux versions du film.

 

Merci à Marco de Blois d’avoir permis cet entretien.

 


[1] Emile Cohl, Caricature and Film, Princeton University Press, 1990 et Before Mickey, The animated film 1898-1928, The University of Chicago Press, 1993.

[2] Nathan, David L., and Donald Crafton. “The Making and Re-Making of Winsor McCay’s Gertie (1914).” Animation, vol. 8, no. 1, Mar. 2013, pp. 23–46

[3] La Billy Ireland Cartoon Library and Museum de l’Ohio State University.

[4] The Moving image, University Press of Minesotta.


20 novembre 2018