Je m'abonne
Festivals

Hot Docs 2015

par Claudia Hébert

Il y a ce moment chaque printemps où Toronto fourmille soudain. Devant les théâtres de la ville, les files de rush lines (les billets de dernière minutes) s’allongent et la fièvre festivalière se fait ressentir dans tous les coins de la ville.

Plus de 200 films, venant de plus de 45 pays. Des centaines de cinéastes invités. Des projections gratuites tous les jours avant 17h pour les étudiants et les aînés. Des classes de maîtres, des événements spéciaux, la chance de rencontrer les créateurs pratiquement à chaque projection. Hot Docs, le festival documentaire, bats son plein.

Des sujets extrêmement variés qui nous amènent un peu partout dans le monde, mettant en lumière des histoires et des enjeux contemporains. On passe de l’histoire d’un homme qui a trouvé un pied dans un BBQ usagé (Finders Keeper) à une biographie de  Nina Simone (What Happened, Miss Simone?). On se confronte à un suprématiste blanc qui a tenté d’établir un village nazi au beau milieu du Dakota du Nord (Welcome to Leith) tout autant qu’à la troupe de comédiens qui est passée par Saturday Night Live (Live from New York). On découvre la vie des enfants conducteurs de tuk-tuks au Caire (Tuk-Tuk) juste après avoir déniché la vraie identité d’un auteur célèbre (The cult of Jt Leroy).

À mi-parcours du festival, quelques perles:

THE WOLFPACK
Le film de Crystal Moselle nous arrive auréolé de la gloire que lui a conféré le Grand prix du jury à Sundance cet hiver et confirme tout le bien qu’on a entendu à son sujet. Les frères Angulo aiment se balader dans le Lower East Side vêtus de costards et de cravates minces, s’échangeant des répliques de Reservoir Dog et de Pulp Fiction. Mais juste qu’à tout récemment, les six adolescents n’étaient pratiquement jamais sortis du HLM où ils ont grandi. Sous la gouverne d’un père autoritaire et déraisonnable, ils ont passé leur vie entre les quatre murs d’un logement mal en point au sein de la Grosse Pomme.
Leur seule fenêtre sur le monde : le cinéma. Ils ont vu des milliers de films, ils en ont retranscrit les scénarios, ils se sont fait des costumes, ils se mettent régulièrement en scène ; petite troupe d’acteurs amateurs d’une grande inventivité mais que personne n’a encore jamais vue en représentation. Mais maintenant qu’ils se sont affranchis de l’autorité parentale, ils sortent dehors, explorent le monde, voient pour la première fois un de leusr films bien aimés dans une salle de cinéma…
Ces garçons sont généreux avec leur nouvelle amie ; ravis de voir apparaître un nouvel interlocuteur dans leur univers si longtemps restreint. Crystal Moselle est la première à entrer chez eux et elle le fait avec respect, avec discrétion, avec une curiosité teintée d’une profonde amitié pour ses sujets. Documentaire d’observation, The Wolfpack nous fait connaître une petite tribu terriblement attachante et charismatique, qu’on veut à la fois protéger et aider à sortir hors du nid.

 

KURT COBAIN : MONTAGE OF HECK
Ce week-end, les fans de punk rocks ont sortis leurs vieux t-shirts de Nirvana et leur meilleur look grunge, et se sont rués à Hot Docs pour saluer leur idole, Kurt Cobain. Le film de Brett Morgen s’impose comme étant le meilleur portrait du musicien à ce jour. Ayant mis la main sur les archives personnelles de Cobain et de sa famille, le cinéaste amalgame archives vidéo et super 8, carnets de notes et journaux intimes, dessins, enregistrements audio… Des images de Kurt enfant lors de ses premiers anniversaires. Ses dessins qui passent de l’innocence à la plus grande noirceur. Les mots d’amour laissés à sa première copine. Des vidéos intimes tirés de la vie de famille de Cobain avec Courtney Love, avant et après la naissance de Frances Bean, avec ou sans l’ombre de l’héroïne…
Au cœur de tout ça, des cassettes, des enregistrements faits par Cobain pré-gloire ; des expérimentations avec les sons, la musique et la voix. Sur des images d’animation réinventant le quotidien d’un jeune Kurt, il nous raconte lui-même ses premières intentions suicidaires, et crée des ambiances sonores fortes, troublantes et magnétiques. C’est d’ailleurs un film à voir en cinéma, pour l’immersion auditive complète.
Quelques entrevues avec les parents de l’artiste et avec Courtney Love ponctuent bien le film et lui donne une perspective extérieure, mais la force de Montage of Heck est intérieure et générée par ce que Cobain a lui-même laissé derrière. On ne s’intéresse que très peu aux entrevues qu’il a données et où il était de toute façon habituellement apathique. On ne passe pas tout notre temps sur scène sur lui, on ne glorifie pas la rock star culte qu’il était devenue. Au contraire. Une fois entré dans Montage of Heck, voir Kurt Cobain devant une foule devient teinté d’une grande tristesse, d’un grand désarroi. On ne peut plus jamais ne pas voir ce mal-être qui a eu raison de lui, même – ou plutôt, surtout – devant ces foules qui l’adulent…

 

PINOCCHIO
La québécoise André-Line Beauparlant est de retour à Hot Docs où elle a déjà deux fois été couronnée du prix de la meilleure réalisation, d’abord en 2002 pour Trois princesses pour Roland puis en 2005 avec Petit Jésus.
Si les deux précédents relataient déjà des histoires familiales, Pinocchio déplace le regard vers l’autre frère de Beauparlant, Éric, un homme qui aime lui-même se décrire comme étant un bum, un vagabond, un homme qui vit au fil des opportunités. Parcourant le monde en travaillant sur des bateaux marchands (ou pas), Éric à le mensonge facile. Sa famille peine à garder sa trace et reçoit surtout de ses nouvelles quand il a besoin d’argent. Quand son frère se retrouve finalement dans une prison brésilienne pour des charges mystérieuses, la réalisatrice tente de démêler les fils et de trouver la vérité.
Éric est charismatique. Au fil de ses histoires, le spectateur se laisse charmer, se laisse prendre au piège. Et quand on pense le connaître, quand – comme ses proches – on pense voir à travers ses demi vérités, on est aussitôt trahis. Éric le dit sans ambages, sa vocation d’arnaqueur fait peut-être de lui un genre de sociopathe…
Entre un attachement fraternel profond pour l’homme qui a grandi à ses côtés et un découragement devant ses frasques et ses abus de confiance, Beauparlant donne une chance à son frère tout en tentant de le démasquer. Notre fusion avec la cinéaste se fait avec facilité, on se laisse rapidement aller dans son sillage et sa quête – toute personnelle soit-elle – devient en quelque sorte la notre. Pinocchio est film hautement empathique et la candeur et la sincérité de la réalisatrice compense pour les agissements douteux de son sujet, résultant en un film attachant et palpitant.

 


30 avril 2015